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mercredi 4 octobre 2006

La fin de la tolérance

Un article trouvé dans Le Monde, et qui me paraît très bien résumer les problèmes néerlandais du moment, mais aussi européens...

Point de vue
La fin de la tolérance aux Pays-Bas, par Ian Buruma
LE MONDE | 03.10.06

Rita Verdonk, ministre hollandaise de l'intégration et de l'immigration, vient d'avancer de fort étranges propositions. Elle voudrait non seulement bannir la burqa musulmane ( longue robe qui couvre le corps de la tête aux pieds) de tous les lieux publics (pas seulement dans les écoles comme en France), mais aussi interdire aux citoyens de parler autre chose que le néerlandais dans les rues. Elle propose que les policiers reçoivent une prime de fin d'année proportionnelle au nombre de clandestins qu'ils auront réussi à arrêter. Ces idées en disent long sur le climat d'un pays qui naguère s'enorgueillissait d'être le plus libéral et le plus tolérant du monde. Rita Verdonk, bien qu'elle n'ait pas réussi à prendre la tête de son parti conservateur, le VVD, reste l'une des figures politiques les plus populaires aux Pays-Bas.

Qu'est-il donc advenu de la célèbre tolérance hollandaise ? Comment expliquer que 51 % de la population hollandaise ait une mauvaise opinion des musulmans, chiffre bien supérieur à ceux de la France ou de la Grande-Bretagne ? La panique a quelque chose à voir là-dedans. Les Hollandais étaient tellement certains que leur modèle multiculturel fonctionnait, et si fiers d'être les champions du monde de la tolérance ! Des musulmans posaient peut-être des problèmes ailleurs, mais sûrement pas dans Amsterdam la libertine. Et puis, lorsque certains musulmans épousèrent l'idée d'une révolution religieuse par la violence, et que l'un d'entre eux assassina le cinéaste Theo Van Gogh, le modèle hollandais apparut franchement en faillite. A l'évidence, pour quelques musulmans au moins, le multiculturalisme n'avait pas fonctionné.

Cette révélation froissa l'orgueil national : soudain, il n'y avait plus d'exception néerlandaise. L'enchaînement fatal entre l'extrémisme religieux du Moyen-Orient et le mal-être des immigrés d'Europe venait désormais de se forger dans les banlieues d'Amsterdam. Et le plus vexant c'était que les Hollandais eux-mêmes venaient à peine de se libérer des contraintes religieuses et sociales. La culture laïque - avec sexe, drogue et rock and roll - n'est apparue que dans les années 1960. Jusqu'alors, la société hollandaise était encore organisée selon des critères religieux assez stricts. La plupart des gens votaient pour des partis religieux, envoyaient leurs enfants dans des écoles religieuses subventionnées par l'Etat, jouaient au football dans des clubs catholiques ou protestants et ainsi de suite. Bien sûr, le christianisme hollandais ne versait pas dans l'extrémisme violent, mais avant la seconde guerre mondiale, les mariages entre catholiques et protestants étaient sans doute plus rares que ne le sont aujourd'hui les mariages mixtes avec des musulmans.

Aux Pays-Bas, contrairement à la France ou à l'Allemagne, il n'y a pas de tradition de l'extrême droite. Le fascisme n'y a jamais fait recette, et par conséquent la violence politique a été rare. Ce qui distinguait le populiste hollandais Pim Fortuyn d'un Jean-Marie Le Pen ou d'un Jörg Haider, c'était qu'il reprochait aux émigrés musulmans de miner le consensus libéral en faveur de l'émancipation des femmes et des droits des homosexuels. Ce libéralisme laïque si chèrement conquis depuis les années 1960 était devenu une sorte d'identité nationale que ces "étrangers" musulmans essayaient de détruire. La solution qu'apportait Fortuyn, pourtant, n'était nullement libérale. Il envisageait, un peu comme Verdonk, une Hollande provinciale, mono-culturelle et mono-ethnique, qui en réalité n'a jamais existé, et n'existera certainement jamais.

En comparaison avec d'autres pays, y compris en Europe de l'Ouest, les Pays-Bas possèdent effectivement une tradition de tolérance. Descartes y a trouvé asile, les juifs espagnols et portugais, aussi bien que les huguenots français, s'y sont réfugiés. Mais la tolérance n'est pas la même chose que l'esprit cosmopolite. Paris et Londres sont depuis longtemps des villes cosmopolites, ce qui n'est pas le cas d'Amsterdam. Qui dit tolérance dit souvent indifférence.

CLUB PRIVÉ

En Hollande, l'immigré a du mal à se sentir un citoyen comme les autres, parce que la société ressemble un peu à un club privé. Ce club national a ses règles de conduite, ses codes, tacitement compris par tous les membres, ses enthousiasmes nationaux (le football), son monarchisme sentimental, et cette convivialité partagée connue en néerlandais sous le vocable de gezelligheid. On peut faire partager à un invité un peu de cette chaleureuse gezelligheid, mais un émigré s'en sentira rapidement exclu.

La différence avec le républicanisme français, c'est que tout ceci est culturel, implicite, et n'est pas codifié par la loi. En théorie, chaque citoyen français trouve sa place dans la République. Il est beaucoup plus difficile pour un citoyen hollandais d'origine étrangère d'être accepté comme membre du club. Ce qui n'excuse en rien l'extrémisme religieux, et encore moins l'apologie de la violence. Mais cela aide à expliquer qu'un jeune Hollandais d'origine marocaine qui a fréquenté l'école hollandaise, qui a des amitiés féminines hollandaises, qui boit de la bière hollandaise, puisse tout de même se sentir exclu. Et, dans le cas de l'assassin de Theo Van Gogh, puisse céder aux sirènes d'une forme de purisme islamique qui n'offre pas seulement des idéaux politiques, mais aussi une identité alternative préfabriquée.

Il n'y a pas grand-chose qu'on puisse faire, lorsqu'un jeune homme a décidé de tuer et de mourir dans une guerre sainte. Ces personnes-là sont au-delà de la raison. Mais, pour rendre moins attrayante la violence révolutionnaire, il est essentiel de tout faire pour que les musulmans européens se sentent acceptés comme citoyens de leurs nations respectives. C'est vrai, certains hommes originaires de villages du Maroc ou d'Anatolie ne traitent pas leurs femmes d'une façon qu'approuvent les Européens modernes. Et les idées de nombreux musulmans sur l'homosexualité ne coïncident pas avec la majorité de l'opinion européenne actuelle. Tout cela doit être accessible à la critique. Les immigrés doivent apprendre que les lois qui protègent leur liberté de penser protègent aussi la liberté des autres de critiquer et même de ridiculiser leurs croyances.

Asséner aux musulmans européens que leur religion est rétrograde et leur culture inférieure n'est pas la meilleure façon de leur faire sentir qu'ils sont chez eux. Les Hollandais, comme beaucoup d'Européens, voient encore l'intégration en termes de culture, au lieu de l'envisager en termes de lois et d'institutions. Le meilleur du multiculturalisme peut encore être sauvé. A condition d'aller au-delà de la tolérance et d'accepter le vrai cosmopolitisme.

Traduit de l'anglais par Jean Vaché.

Ian Buruma, essayiste, enseigne au Bard College (Etats-Unis).
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-819437,0.html