.

vendredi 27 janvier 2006

Discrimination (positive)

J'ai trouvé cette intervention d'Eric Fassin (qui s'était illustré dans la bataille en faveur des droits des homos) très intéressante, dans Libé:

«La discrimination raciale plus dangereuse que la discrimination positive»
Didier Fassin, sociologue et anthropologue, professeur à l'EHESS, s'est exprimé mercredi soir lors de la troisième conférence sur le thème «Le modèle républicain confronté aux inégalités» • Voici des extraits de son intervention • par Gilles WALLONLIBERATION.FR : jeudi 26 janvier 2006 - 18:07

«Il faut résister à la fascination des images qui ont constitué l'iconographie des événements d'octobre-novembre. A cette époque, je me suis promené, le soir dans le 93. J'ai également suivi une brigade d'intervention dans le Val-d'Oise. Et j'ai vu un calme relativement ordinaire, avec quelques incendies sporadiques et, rarement, des affrontements du type caillassage. Un capitaine m'a dit qu'il y avait quelques voitures brûlées de plus que d'ordinaire, mais rien d'exceptionnel sinon. Il faut donc s'interroger sur la production médiatique et politique des événements, et sur leurs effets en termes d'interrogation sociale, de peur, de rapport à l'autre.
Ce qui fait événement dans ce qui s'est passé, c'est que ça a séparé deux états du monde social en un avant et un après. Depuis la crise des banlieues, la société française ne se voit plus de la même manière. Au cœur de ce changement, il y a la discrimination raciale, qui a été le sujet de multiples enquêtes journalistiques, et qui fut le seul sujet de la seule intervention de Jacques Chirac. La discrimination, on en parlait déjà. En moins d'une décennie, il y avait eu des enquêtes, des rapports, des groupes d'études, des lois, des jurisprudences… On était passé d'un silence total à une reconnaissance officielle. Mais cela restait confiné. Là, cela a été rendu visible au plus grand nombre, c'est devenu un enjeu central. Il faut ajouter l'émergence d'une identité noire, la question de la colonisation… Maintenant, la confrontation du modèle républicain et des discriminations est devenue un lieu commun.
Mais un lieu commun n'est pas une vérité sociologique. Les commentaires politiques et les analyses qui ont été faites ont souvent mis en relation, comme si c'était un lien causal, la discrimination (situation économique, ségrégation résidentielle…) et les émeutes. C'est partiellement inexact. Les émeutes ne résultent pas d'une réalité déterministe : sinon, ce serait la guerre civile permanente. Là, la violence est partie de la mort de deux jeunes. Les jeunes des «quartiers» ont appris à tolérer un seuil de discrimination. Quand il est dépassé, il y a violence. Ici, c'était la mort des jeunes, a fortiori parce que leur deuil n'était pas reconnu, parce que leur mémoire était disqualifiée en les traitant de délinquants. Il y avait non-respect des règles du jeu, même si celles-ci, à la base, sont illégales.
Les politiques, les policiers, parlaient souvent de l'usage de la force comme d'une nécessité face à la perte d'autorité. Mais, c'est justement la brutalité physique et symbolique qui sape l'autorité de l'Etat. Je pense à quelque chose que j'ai entendue lors d'un procès il y a deux ans. Des policiers témoignaient, et disaient que pour les galvaniser lors d'une action en banlieue, leur chef leur avait dit : «On a perdu la guerre d'Algérie, on va pas recommencer, et cette fois pas de prisonniers.» Le rapport à la force publique constitue donc un déclenchement. Mais il faut maintenant y apporter un lecture ethnico-raciale.
La discrimination, c'est quoi ? C'est un traitement défavorable, fondé sur un critère illégitime. C'est une rupture de l'égalité de droit entre les personnes. C'est différent du racisme, même si les deux sont souvent liés. Exemple : je n'embauche pas un Noir pour ma boutique parce que sinon mes clients vont fuir. Ces discriminations ne sont pas nouvelles. Depuis longtemps, depuis le début du XXe siècle, les immigrés les ont vécues et les ont intégrées. Mais maintenant, elles concernent des Français, nés en France, des autochtones, qui donc ne comprennent pas pourquoi ils sont discriminés. Il y a une discrimination raciale, donc, mais aussi une inégalité économique et une ségrégation résidentielle.
La discrimination, on la voyait aussi à la période coloniale : il y avait déjà une contradiction de l'idéologie républicaine fondée sur l'universalisme et l'égalité. Les habitants des colonies étaient, pour citer Hanna Arendt, «des frères et des sujets». On les assimilait et on les distinguait. De même, dans les cérémonies de naturalisation, le représentant de l'Etat rappelle les valeurs de la France et le «travail» qu'il faudra pour devenir digne de la «faveur» que fait la République. Il rappelle donc que les nouveaux Français sont différents, pas égaux, suspects.
Mais la discrimination, moins on en parle, mieux ça se passe. Cette dénégation trouve aussi un écho chez les victimes, qui souvent veulent se faire oublier. Et les discriminations sont difficiles à nommer, on dit «jeunes», on dit «Maghrébins». Chirac avait même réussi dans son allocution de juillet 2004 à parler des discriminations en disant : «Trop de juifs, trop de musulmans, et même de Français, subissent ces violences». Il est difficile de mettre des mots, c'est pourquoi il nous faut clarifier notre langue et notre pensée.
Pour lutter contre les discriminations, on ignore souvent les armes déjà existantes, les dispositifs institutionnels. Il y a un renoncement à recourir au droit, qui est lié à la méconnaissance de ce droit, mais plus encore à son évitement. On ne croit pas à la force du droit, à ses effets. Et puis, il y a une tendance à ne pas vouloir tomber dans la victimisation. On ne se plaint pas, parce que le coût symbolique de s'estimer victime pour ce qu'on est paraît trop élevé. Donc, on assiste à une normalisation des pratiques de discrimination.
Je ne veux pas faire de la discrimination «la» solution. Toute solution ne peut qu'être partielle, insuffisante, avoir des effets pervers. Alors, il faut se poser la question : quelles sont nos priorités, nos objectifs, de quels types de politiques va-t-on accepter de subir les inconvénients ? A mon avis, les dangers de la discrimination raciale sont plus importants que les dangers de la discrimination positive. J'ai beaucoup travaillé en Afrique du Sud. Et j'ai toujours trouvé choquant, dans ce pays, qu'alors que l'apartheid venait d'être aboli et que le gouvernement tentait péniblement de réduire les inégalités, on s'est mis très vite à critiquer la discrimination positive.
Bien sûr, ce serait formidable de n'avoir pas besoin de la discrimination positive. Mais ce n'est pas comme ça dans la vraie vie. En ce moment, j'étudie les politiques de l'Etat et les politiques publiques dans une ville précise. Et face au «dire sans faire» de l'Etat, je préfère de beaucoup les tâtonnements des agents locaux, qui dans leurs aides au retour à l'emploi cherchent des solutions pour aider un peu plus ceux qui sont très nettement défavorisés. »


EHESS (amphithéâtre), 105 bd Raspail, 75006 Paris. Accueil à 19h45 pour début des séances à 20h. Sauf samedi à 10h.
Lien: http://origine.liberation.fr/page.php?Article=354286