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dimanche 3 avril 2005

Plongée dans les eaux troubles du multiculturalisme transclassiste : un aprème à Beverwijk °

Depuis qu’à Paris Lewis a goûté aux pâtisseries orientales et au thé à la menthe, il n’a plus qu’une obsession : recommencer. Samedi nous sommes donc allés à Beverwijk (littéralement, « le quartier des castors »), une horrible ville nouvelle au nord d’Amsterdam, pour farfouiller le Zwarte Markt, le « Marché noir », sur les conseils de Prescilla, sa collègue de bureau.

Gare centrale d’Amsterdam, train pendulaire tout neuf, et un bus spécial nous attendait à la gare. Nous étions les premiers. Une alcoolique édentée et son mari tout juste sorti de prison se sont installés en face de nous. Des Blaques endimanchés (leur fils adolescent avait plus de perles à ses nattes que ma mère dans toute sa vie de femme coquette), des Beurettes voilées avec poussettes et beaucoup de beaufs hollandais précuits au banc solaire, bijoux dorés bien en évidence.
Après avoir traversé une zone marchande (« le Paradis de l’habitat », « Cuisine 2000 », « Meubles modernes ») et des parkings immenses, nous sommes arrivés dans une sorte de zone industrielle où une odeur tenace de porcherie nous a accueillis. On a imaginé que ce devait être la saison des épandages. Grands panneaux célébrant les 25 ans de l’endroit. A notre droite, le Marché Oriental, à notre gauche le Grand Bazar et le Marché Noir. Après avoir brièvement visité un Computer Markt (cela se passe de traduction) assez misérable, avec des vieux écrans jaunis et des piles de DVD dépréciés, nous nous sommes résolus à entrer dans le Grand Bazar / Marché Noir. Entrée à 1,20 €, et des hangars à perte de vue (ne pas s’enthousiasmer sur ce terme au pays plat, où la perte de vue s’étend en général sur quelques centaines de mètres).
Des bricoles, des fringues pas chères (« Tout à 1€ ! »), téléphones tombés du camion, produits de beauté démarqués à la tonne, parfums copiés ou improbables (« Janine Berjac », « Kévin K. », « Le nu vous va si bien »…), votre portrait en 3D gravé au laser dans votre porte-clef, des montagnes d’articles pour customiser votre bagnole, des jouets en plastoc Made in China, des lampes araignées, copies approximatives de lustres aperçus dans Elle Décoration, et des meubles.
Pas n’importe lesquels, mais des fausses colonnes grecques évidées et garnies d’étagères, des tables en faux marbre explosé, des canapés reposant sur des colonnes grecques éclatées, des fontaines noires et dorées avec eau, éclairage et fumée… Très kitch, très héllenistique. Des jeunes couples maghrébins impatients de signer un contrat de crédit sur 10 ans pour un modèle à même d’en imposer au bled.
A part quelques couples épuisés par tant de shopping parfaisant leur bronzage Made in Philips à la terrasse d’un café turc en préfabriqué, la plupart des visiteurs semblaient adorer se taper une frite-mayo aux bars intérieurs, bien protégés par les tôles ondulées. Et là, sommum de l’intégration (Pim Fortuyn mais aussi Paul Scheffer, l’intello réac de la gauche, se sont plantés) : un Blaque avec l’accent d’Amsterdam reprenant les grands succès du Oumpapa néerlandais le plus trash et de la pop américaine la plus radio-friendly. En guise de technicien / dj, un autochtone au ventre énauurme débordant de tous les côtés, d’autant plus incongru qu’il avait des jambes tout à fait normales. Probablement la magie d’années d’absorbtion des graisses saturées et du sucre rafiné généreusement fournis par l’industrie alimentaire néerlandaise.

Une fois qu’on a passé deux ou trois heures à se faire peur et à croiser des armées d’autochtones, de Blaques et de Beurs estomaqués par tellement de beautés parfois inaccessibles (une belle fontaine tout équipée valait plusieurs milliers d’euros), on a besoin d’air frais pour se recentrer.
C’est en quittant avec soulagement le temple de la consommation pour les exclus du rêve balkenendien que nous avons découvert que notre paradis à nous se situait en dehors de notre Parc du Bonheur : le Marché Oriental.
Si très peu d’Européens (si on oublie les Turcs, of course) s’y aventuraient, nous nous y sommes tout de suite sentis à notre aise : des kilomètres de fruits et de légumes jouxtant des montagnes de pâtisseries orientales, des épices, des olives de toutes tailles, toutes couleurs et tous assaisonnement, des cafés turcs et marocains offrant de quoi manger à des prix pré-euro (on avait oublié à quel point la vie était abordable avant), des ouvrages islamistes, des CD et DVD mal copiés de stars turques, arabes, bollywoodiennes ou farsi. Des hommes très sexy avec leur barbe de deux jours et leurs cheveux ras et des femmes toutes voilées sans exception. Des théières dorées plus brillantes les unes que les autres. Même si je ne sous-estime pas la distance culturelle qu’il peut exister entre le monde arabo-musulman et l’Europe, je me suis senti moins choqué et moins agressé qu’au Grand Bazar. Relants coloniaux, fascination de l’exotisme facile ou simple hasard, peu importe : je me suis promis d’y amener ma mère, une amoureuse contrariée de l’Algérie et du Liban.
Pourquoi le kitsch oriental me paraissait si sympatique alors que le kitsch autochtone m’avait tellement donné envie de vomir ? Ai-je apprécié le Marché Oriental après avoir été préparé au pire par l’horreur autochtone ? Ai-je fait preuve d’affection néocoloniale avec les uns et de kreukreuphobie primaire avec les autres ? Peu importe : ce fut exotique dans les deux cas. Et m’a rappelé ce qu’on ignore trop souvent en restant entre soi : tout en nous rappelle d’où nous venons. Notre langage corporel, notre tronche, nos vêtements, ce que nous aimons, ce que nous détestons. Et la personne qui vous tient la main ou dont le fait de vous tenir la main devient acceptable ou pas. Et, avec Lewis, mon p’tit mari, dans les deux cas nous avons jugé que cela semblait relever de l’inacceptable.
Nous sommes rentrés épuisés mais contents. Il nous faut désormais aller à la gym tous les jours pendant un siècle pour éliminer les délicieuses pâtisseries ramenées avec nous. Mais la vie est trop courte pour s'en priver. Et puis il fallait bien inaugurer notre nouveau service-à-thé-à-la-menthe...


Photo tirée du site http://www.swart-amsterdam.nl/recent/bazar.html

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Liza nous dit, de sa banlieue de Chicago: "Je viens de finir de lire l'article sur Beverwijk, j'adore la description du marché oriental c'est du pur bonheur pour moi d'autant que nous sommes allés samedi dans une petite épicerie justement nommée "Marché Oriental" mais rien à voir avec ta description. Point de corne de gazelle et autre délicieuse patisserie aux amandes, point de thé à la menthe juste quelques sachets de tabac à la pomme et un mélange de carte téléphonique pre-payée, de gingembre tout frippé, de boites de conserve périmées et de plats congelés.
Inutile de te dire combien on était super déçus, des amis nous avaient recommandé cette épicerie en nous disant que c'était ce qui se faisait de plus "oriental" dans notre bled. Aggghhhhhhh c'est dur de s'expatrier. Au moins à Grenoble je trouvais mes cornes de gazelle sans problème."