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mardi 15 janvier 2008

Adieu anonymat

Je viens de lire une interview lumineuse d'un Néerlandais, Geert Lovink, sur les médias, internet, et le blogage. Je suis globalement d'accord avec lui. Je me retrouve complètement dans son analyse des blogues comme archives personnelles ouvertes. C'est ainsi que nous avons commencé Minorités.org, et, quand la technologie l'a rendu possible, ce blogue. C'est vrai aussi que ceux qui pensent que leur blogue est l'équivalent d'un journal se la fourrent bien profond.
Je suis aussi d'accord avec son analyse sur les langues et les ghettos linguistiques.

Web 2.0 : « L’anonymat n’est plus qu’une notion nostalgique »
par Marie Lechner

Né en 1959, néerlandais, Geert Lovink est un théoricien des médias, critique du Net et activiste. Il est directeur de l’Institute of Network Cultures à Amsterdam, qui présente jusqu’au 3 février « Video Vortex », une expo et une conférence (18 et 19 janvier) consacrées au phénomène Youtube et à la vidéo amateur.
Fondateur de la liste de diffusion nettime, consacrée aux cultures en réseau, à la politique et aux médias tactiques, il vient d’éditer The Art of Free Cooperation, avec Trebor Sholz, et Zero Comments, Blogging and critical Internet culture, où il interroge la hype du Web 2.0 (ses blogs, wikis et réseaux sociaux), et développe notamment l’idée d’une « impulsion nihiliste » du blogging.

Vous êtes depuis longtemps un observateur critique de la culture Internet, quels changements significatifs avez-vous constaté ?
Ce qui me fascine est la croissance constante des utilisateurs d’Internet hors Occident. Près de 20% de la population mondiale a désormais accès au Net, soit 1,25 milliard de personnes, et ils sont plus du double à utiliser le téléphone mobile. Les nouveaux utilisateurs sont en Asie, en Amérique latine, en Afrique et au Moyen- Orient. Des projets éducatifs à grande échelle comme One laptop per child (un ordinateur portable par enfant) sont initiés. Les usagers du Net ne sont pas seulement des consommateurs d’information mais potentiellement des producteurs de logiciels. Quel logiciel intéressant va provenir du Nigeria ? Regardez à quel point la blogosphère iranienne est passionnante, en dépit de la répression. Il y a une démocratisation de l’accès, qui touche aussi bien les écoles dans les villages reculés que le Djihad digital. Ce qui est regrettable, c’est la manière dont les mouvements sociaux sont à la traîne.

La prétendue société civile globale s’est endormie et a laissé toute la folie du Web 2.0 à la Silicon Valley.
L’Internet est devenu « social » (mais pas encore « socialiste »). Le Net est utilisé principalement pour connecter les gens « vivants » et pas tellement pour faire circuler de l’information « morte ». Les réseaux sociaux, comme Myspace, Youtube, Bebo ou Facebook, sont de gigantesques ruches, centrées sur le langage. Les usagers lambda ne sont pas obsédés par ce qui se passe dans la sphère anglo-saxonne du Net. Internet est un médium global, techniquement parlant, mais on constate une balkanisation croissante, centrée autour des différentes langues. Citons simplement le cyberespace japonais ou coréen. La plus forte croissance concerne le Net chinois, littéralement enmuré. Mais que savons-nous de ce qui s’y passe ? A l’intérieur de ces « îles », une multitude de cultures de niches émergent, ce que Chris Anderson, rédacteur en chef du magazine Wired, qualifie de longue traîne.

L’engouement autour du Web 2.0 diffère-t-il de la période dotcom de la fin des années 90 ?
La plus grande différence est l’absence relative de capital-risque et de financement d’entreprise. Le Web 2.0 est très à la mode depuis un an, mais ce n’est rien comparé à la folie de la fin des années 90. A l’époque, il n’était question que de portails vides et d’e-commerce défunt. En ce moment, la mode se concentre sur les profils d’utilisateurs qui sont revendus aux publicitaires. Nous devrions nous sentir concernés par ces violations rampantes de la vie privée, surtout les jeunes qui ne semblent pas au courant de la manière dont Google and Co gagnent de l’argent. Ils pensent : nous avons tous ces services fabuleux gratuitement, alors pourquoi s’inquiéter ? Personne ne leur explique ce qu’est le business Web 2.0. Cette « éducation » ne viendra pas des hackers, des activistes et des artistes parce que la plupart ont une attitude libertaire et ne parviennent pas à questionner cette « idéologie du libre ».

Vous n’avez pas l’air d’y adhérer ?
En effet, et je ne me rends pas très populaire en questionnant ouvertement la mentalité bienveillante de gens comme Richard Stallman (militant du logiciel libre, ndlr)et les adeptes des Creative Commons (alternative aux droits d’auteurs, ndlr). On ne peut pas exiger que les producteurs culturels donnent leur produit, fut-ce du code, de la recherche ou de la musique, pour rien, sans leur proposer un modèle économique alternatif. La résistance contre le logiciel propriétaire est justifiée. Mais ce qui fonctionne pour le logiciel ne fonctionne pas forcémement pour la musique. Ce qui ne veut certainement pas dire que nous devons retourner à l’ancien régime de la propriété intellectuelle.

Vous ne semblez pas partager l’euphorie des promoteurs du Web 2.0, vous évoquez un « assombrissement du Web »…
Je ne suis pas un prophète de l’Apocalypse. Toutefois, le contrôle des entreprises et de l’Etat sur Internet a augmenté comme jamais. Fin novembre, les données de 25 millions d’individus au Royaume-Uni se sont perdues dans le courrier, à cause du service postal privé TNT. Ces données concernent les noms, les adresses, les dates de naissance, les numéros d’assurances et les détails des comptes bancaires des bénéficiaires des allocations familiales. Elles étaient stockées sur deux CD protégés par deux mots de passe mais non cryptés. Le paquet n’est jamais arrivé à destination. Cet incident nous dit quelque chose sur l’état de rêve collectif dans lequel nous sommes (d’autres appellent ça de la stupidité organisée).

La quantité de données privées qu’une compagnie comme Google collecte sur nous est sans précédent. La situation va empirer à un point tel que la seule option qui restera sera de « nationaliser » ou de « socialiser » Google. Sa rentabilité va dépendre de la collecte de profils d’utilisateurs de plus en plus précis.

Internet est un domaine numérique public dans lequel nos données sont stockées. Elles ne devraient être ni la propriété des Etats, ni celles des entreprises. Ce n’est pas si utopique que ça en a l’air. Ceci aurait pu déjà être mis en oeuvre par des organismes internationaux comme l’Unesco. Malheureusement, ces organisations ont perdu le contact avec la société et sont devenues des bureaucraties désuètes, comme nous l’avons constaté lors du sommet mondial de la société de l’information, en 2003 et 2005. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une alternative européenne, forte et ouverte, à Google, une structure de savoir décentralisée, à la manière de Wikipédia, qui oeuvre pour le bien public.

Un autre aspect de cet « obscurcissement du Net » est la chasse des utilisateurs des réseaux peer to peer. La nouvelle loi Sarkozy va utiliser les capacités de surveillance d’une manière tellement paternaliste : l’usager est un vilain gosse qu’on punit en l’excluant du Net. A propos de la liste nettime, Alex Foti (économiste italien, membre du réseau Chainworkers contre la précarité, ndlr) a écrit que c’était l’équivalent numérique de couper la main aux supposés voleurs. Sarkozy ne comprend-il pas que l’éducation ne peut simplement plus se faire sans le Net ?

Votre dernier livre s’intitule « Zero Comment » . Pourquoi ce titre qui fait référence à l’univers des blogs ?
Zero Comment, c’est ce qu’on trouve sous la plupart des posts dans les blogs. Pour moi, ce n’est pas un signe de désespoir. Je ne dis pas que le fait de bloguer est un produit de notre « solitude électronique ». C’est souvent une activité très sociale, où l’on se répond et l’on s’échange des liens. Nous devons traiter l’Internet comme un gigantesque bloc-notes, un système de notations distribuées auquel on peut accéder de partout. Nous devrions apprécier ces possibilités au lieu de toujours nous plaindre de notre propre futilité. Par ailleurs, j’aime les titres négatifs. Je pense qu’il devrait être possible d’établir une tradition de l’essai à la Walter Benjamin ou à la Susan Sontag qui n’est pas seulement critique mais aussi technologiquement informé.La plupart de la littérature sur les technologies de l’information est de l’autocélébration d’entreprises, sans aucune investigation critique.

Vous diagnostiquez une impulsion nihiliste du blogging quand d’autres vantent son potentiel émancipateur…
Nous devrions être plus détendus dans notre rapport avec les blogs. Bloguer, ce n’est rien d’autre que des gens ordinaires qui entament un dialogue avec les médias. C’est une étape révolutionnaire. Mais du point de vue du contenu, ça s’est avéré une blague tragique. Ne séparons pas le blogging d’autres tendances dans la société ! Si vous n’êtes pas prêts pour les futilités du quotidien, alors évitez les blogs ! Miraculeusement, le logiciel de blog invite les utilisateurs à se confesser. Grâce à Michel Foucault, nous savons que, de nos jours, les gens croient que leur libération exige d’eux qu’ils « disent la vérité », qu’ils se confessent à quelqu’un, un prêtre, un psychanalyste ou un blog et le fait de dire cette vérité va les libérer.

Il y a une forte volonté de transparence. Nous ne savons pas garder nos secrets et l’équipement numérique facilite cette tendance d’autorévélation comme jamais. Dire haut et fort ce que vous pensez ou ressentez, dans l’héritage de Sade, n’est pas seulement une option, dans le sens libéral du choix, mais une obligation, une impulsion immédiate de répondre afin d’être là, parmi les autres. L’aspect nihiliste entre en jeu quand nous essayons de trouver du sens à ces milliards de messages. D’une perspective centralisée, ils n’ont tout simplement plus de signification. Ils détruisent le besoin d’avoir une vision globale et entraînent la culture média vers zéro (nihil). Ne confondons pas ce nihilisme de l’âge média avancé, avec l’effondrement de l’emprise religieuse sur la vie quotidienne au XIXe siècle. Après Dieu, ce sont les médias qui donnaient du sens. Ils sont, à leur tour, sur le point de mourir. Les blogs ne font qu’accélérer ce processus historique.

Dans cette société transparente, on rêvera peut-être un jour d’avoir un quart d’heure d’anonymat ?
L’anonymat est un rêve bourgeois, provenant d’un âge où les gens prétendaient qu’ils « avaient le droit qu’on les laisse tranquilles ». Littéralement, ceci signifie ne pas avoir de nom, mais ces jours-ci, ça veut plutôt dire ne pas avoir de visage, ne pas laisser de traces digitales. Avec les systèmes actuels de surveillance, l’anonymat n’est plus qu’une notion nostalgique. Les hackers ont raison quand ils disent que la vie privée n’existe plus. C’est une pensée déprimante qui me révolte. L’anonymat n’est plus une valeur absolue, et n’a jamais été un droit de l’homme.

Vous écrivez que le blog amène à la décadence ?
Les blogs brisent les structures centralisés, de la même manière que l’ont fait les médias alternatifs dans le passé. Dans les décennies passées, la presse underground indépendante a été du côté des progressistes, mais ce n’est plus le cas. Aux Etats-Unis, la plupart des blogs sont proconservateurs. En Hollande, ce sont les shokblogs qui dominent, des sites populistes qui insultent le consensus libéral de gauche. Les médias de masse sont constamment scrutés de toutes parts, de tous bords, par la droite, les activistes musulmans, les fondamentalistes chrétiens et tous les conspirationnistes préoccupés par le 9-11.

Les blogueurs se revendiquent comme des journalistes citoyens, mais vous contestez qu’ils remettent réellement en question les médias classiques. Les blogs produisent-ils de l’information critique ou juste une nébuleuse de micro-opinions ?
Alors qu’Internet et la société fusionnent, nous ne pouvons pas espérer qu’un simple logiciel va changer les relations de pouvoir. Les blogs nous fournissent une architecture informationnelle facile à utiliser. Si le fait de blogger, considéré comme un effort collectif, est subversif, ou s’il ne fait que reproduire les relations de pouvoir existantes, ne peut être tranché hors du contexte de l’époque. Les technologies ne réalisent pas les mouvements sociaux, que je considère toujours comme les moteurs du changement, elles peuvent juste les façonner.

La culture amateure est remise en question. Pensez-vous, comme l’auteur Andrew Keen, qu’ « Internet est en train de tuer la culture » ?
J’ai toujours analysé, avec un grand plaisir, le pessimisme culturel qu’Internet suscite parmi les intellectuels. Le problème qui se cache derrière cette peur de la « surchage d’informations » est technologique : nous ne parvenons plus à distinguer la culture écrite de la culture orale. Notre culture orale est désormais enregistrable. Au lieu d’écrire moins, nous écrivons toujours plus de messages textuels, d’emails et des articles dans les blogs. Mais ce que nous faisons en réalité, c’est stocker des fragments de nos conversations parlées. Avec comme résultat, une avalanche de phrases à moitié finies et grammaticalement incorrectes, qui sont archivées digitalement et qu’on peut rechercher. Le problème avec Keen, c’est qu’il traite ces flux de données informelles comme du journalisme ou même de la littérature. Beaucoup de blogueurs ont le même problème. Ils ne font pas de distinction entre des dialogues en ligne, le loisir digital et la production d’information. Pour eux, tout devient des news, simplement parce qu’elles sont taggées. Prenez le sujet le plus populaire des blogs, les chats. Les gens adorent bloguer sur leurs chats mais ils ne prétendent pas que ce sont des news.

Devrions-nous cesser de bloguer ?
Jamais ! Technorati recense plus de 100 millions de blogs, soit un peu moins de 10 % de la population du Net. Pourquoi s’arrêter alors que ça vient de commencer ? Bloguer est un loisir de masse qui n’a émergé qu’en 2003-2004. Aux blogs vont succéder de nouvelles plateformes, plus proches du mode de vie des utilisateurs. S’il y avait moins d’aliénation en vue, nous pourrions espérer voir diminuer le besoin de communication électronique. Mais la condition humaine n’est pas très reluisante. Avec l’augmentation de la mobilité et des heures travaillées, le besoin de communication « médiatisée par ordinateur » ne va faire qu’augmenter. Seuls les riches peuvent cesser de communiquer. Ils ont leurs esclaves qui le font pour eux. Les autres, ceux qui ne peuvent pas se permettre de ne pas répondre à leur téléphone portable, devront rester connectés et bloguer dans la colère, la peur et l’outrage. Etre en ligne est leur statut de « nervosité morderne », comme dit Freud.

http://www.ecrans.fr/L-anonymat-n-est-plus-qu-une,2985.html