.

vendredi 12 mai 2006

Interview de Todd dans Libé

Emmanuel Todd, sociologue, regrette l'emballement sur une affaire «mineure» au détriment des problèmes du pays:
«Une fuite des politiques hors de la réalité»
par Eric AESCHIMANNQUOTIDIEN : vendredi 12 mai 2006
Emmanuel Todd est démographe et spécialiste de sociologie électorale. Il a publié l'Illusion économique, en 1999, et Après l'Empire, en 2002, chez Gallimard.

A plusieurs reprises, vous avez dénoncé l'incapacité des gouvernements à voir les réalités du pays. Analysez-vous l'affaire Clearstream comme un nouvel indice d'une faillite généralisée de notre système politique ?
Il y a une crise très sérieuse de la société française. Les événements récents les plus importants, en particulier le non à la Constitution et le refus du CPE par l'opinion, ont montré que les classes moyennes avaient désormais rejoint les milieux populaires dans le rejet des classes dirigeantes. Dans un tel contexte, l'affaire Clearstream est un épisode politico-policier relativement mineur, que je serais tenté de résumer en trois points : tout d'abord, c'est un délit de fabriquer des listes diffamantes ; ensuite, à partir du moment, où des listes diffamantes existent, il est assez normal qu'on enquête dessus pour savoir ce qui s'est passé, et enfin, ces faits devraient occuper un espace raisonnable dans les pages intérieures des journaux. Or, nous assistons à une hystérisation, une focalisation totale du système politico-médiatique sur cette question mineure. Pour un sociologue, il est impossible de ne pas voir cet emballement comme une tentative de fuite hors de la réalité. Parce que nos dirigeants ne sont pas capables d'engager les débats qui comptent ­ sur la globalisation économique, sur le rôle de la France et l'Europe dans cette globalisation ­, ils se donnent en spectacle.


Ce n'est tout de même pas un choix de leur part...
Ils n'en sont sûrement pas conscients, mais l'histoire nous montre que, lorsqu'une classe dirigeante perd le contact avec son pays, elle est prise dans un mécanisme centripète de narcissisation et ne s'intéresse plus qu'à elle-même. Mécanisme renforcé par l'esprit de l'époque : Clearstream, c'est la télé-réalité, la télé-poubelle, la Ferme Célébrités. Les dirigeants mis en cause pensent que ce qui leur arrive est très important. Personnellement, j'ai plutôt l'intuition que l'affaire ne peut pas intéresser les Français, qui voient bien que celle-ci est d'abord une fuite. Ils risquent même d'y voir des comportements insultants à l'égard de leurs préoccupations réelles. Si ça continue trop longtemps, la droite ne sera pas au deuxième tour de la prochaine élection présidentielle.


Vous semblez accuser les médias autant que les hommes politiques...
Dans l'esprit du public, la classe politique n'existe pas prise isolément des médias. Il existe un système politico-médiatique qui perd me semble-t-il de plus en plus sa prise sur la réalité. Un autre exemple de ce «décollement» est donné par la façon, dont l'élection de 2007 est présentée, comme un affrontement inévitable entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, ce qui ne correspond nullement à la structuration profonde des forces politiques et sociales à l'oeuvre en France aujourd'hui. De la même façon, je suis persuadé que la compréhension des activités régulières, et non délictuelles de Clearstream, serait plus éclairante sur la réalité sociale, que les détournements qu'en aurait fait tel ou tel. En tout cas, personnellement, je suis plus intéressé par les premières que par les seconds et, dans la «crise de la réalité» que nous traversons, il est probable que les nouvelles informations sur l'affaire ne seront tout simplement plus recevables par le public.


Tout de même, n'est-il pas normal de chercher la vérité ?
Nicolas Sarkozy vient d'affirmer qu'il irait «jusqu'au bout de l'exigence de vérité». Cette «exigence de vérité», exprimée avec tant de grandiloquence par Nicolas Sarkozy, est parfaitement ridicule lorsqu'il s'agit d'un sujet aussi mineur. Ce n'est pas être un homme d'Etat responsable que d'être intransigeant sur le dérisoire. Si Sarkozy a vraiment envie d'être moral, il y a plein de sujets importants : l'égalité, la justice sociale, l'immigration... Nous devons être très prudents : une société qui n'arrive pas à affronter ses problèmes économiques a souvent tendance à fuir dans la recherche de boucs émissaires. La droite perd le contact avec la réalité, donc elle cherche des boucs émissaires en son sein : aujourd'hui c'est Villepin, sans doute un autre demain. Elle cherche aussi des boucs émissaires dans la société : ce sont les étrangers, aujourd'hui et demain.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=381489