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dimanche 12 mars 2006

Langue secrète et hiérarchie occulte

Hier soir, à la petite soirée que j'ai organisé à la maison, j'ai eu une discussion vraiment intéressante avec deux "camarades" du Pvda Oud-Zuid, Egbert de Vries et Eddy Linthorst, tous deux candidats-échevin dans l'arrondissement. Eddy (photo) a pas mal voyagé et a vécu en Albanie, et il parle un peu albanais. C'est d'autant plus étrange qu'il n'est pas le seul travailliste du quartier à manier une langue exotique: la tête de liste, Bea Mieris, est russophone, ainsi que Ron Kat (4ème sur la liste), qui est même marié à une Russe et a vécu longtemps dans l'ex-Empire soviétique. Quant à David, il parle espagnol et portugais et a véu en Colombie je crois. Mais bon, revenons à nos moutons...
Eddy a une théorie intéressante sur les Pays-Bas et le néerlandais: comme le pays est entouré de puissances agressives et envahissantes (Allemagne, France et Angleterre), le pays a développé une culture de l'exclusivité linguistique: seuls les natifs ont le droit de parler le néerlandais, et les étrangers ne sont pas vraiment autorisés à maîtriser la "langue secrète nationale", car cela signifierait le début d'une nouvelle invasion. Cela explique, selon lui, pourquoi les Néerlandais peuvent réagir de façon aussi hostile envers les étrangers qui s'efforcent de parler le kreukreu.
Je n'avais pas été aussi loin dans l'analyse, mais le fait que le néerlandais soit perçu comme une "langue exclusive", presque secrète, par les autochtones, m'avait frappé dès la première année. Après quelques mots en kreukreu, on me disait "ouh, tu parles bien le néerlandais", et on passait très vite à l'anglais pour éviter que je ne l'exerce trop.

Nous avons aussi parlé de différences sociales et de statuts. Alors qu'en France ou en Grande-Bretagne les différences sociales sont très claires (la langue, l'accent, la posture, l'habillement...), aux Pays-Bas les différences existent mais sont beaucoup plus subtiles. Elles sont très difficiles à percevoir pour les étrangers, et comme les structures de pouvoir sont relativement informelles, cela n'aide pas à se retrouver dans les méandres des structures de décisions (obtenir un prêt, par exemple, ou trouver la personne qui peut débloquer une situation kafkaïenne). Cela correspond parfaitement à ce que j'ai pu observer: où que ce soit, une hiérarchie subtile mais très forte existe, et obtenir une aide dépend généralement de notre capacité à comprendre qui peut prendre quelle décision. Une grande partie des problèmes auxquels les étrangers peuvent être confrontés aux Pays-Bas, que ce soit avec les administration ou les entreprises privées (comme client ou comme employé), sont directement liés à ce manque de visibilité de la hiérarchie.

Une cérémonie à laquelle ont dû assister pas mal d'étrangers ici est la "vergadering", la "réunion". Autour d'une table sont assis la plupart des personnes appartenant à un groupe quelconque, et chacun semble parler comme bon lui semble. Certains disent des choses intéressantes, d'autres des âneries, mais tout le monde semble intéressé et bienveillant. La plupart du temps, cela ne mène nulle part, et beaucoup d'étrangers perçoivent cette cérémonie comme une perte de temps. En fait, si on observe, il s'y passe deux choses importantes: 1°) tout le monde parle, même si on a rien à dire; c'est l'expression de l'égalitarisme néerlandais, et la réalisation de la participation de tous aux activité collectives (tout le monde doit être présent quand le polder est menacé d'inondation), 2°) à travers la façon de gérer le blabla, chacun perçoit (d'une manière subtile, la plupart des étrangers n'y voyant que du feu) qui est le chef, et qui est où dans la hiérarchie.
Le problème est, bien sûr, que dans une société aussi multiculturelle que celle qu'on peut trouver à Amsterdam, ce genre de réunions est un monument d'ethnocentrisme. Je ne sais pas si beaucoup de Néerlandais en sont conscients. Ils y sont tellement habitués et y semblent tellement attachés que supprimer ou réformer la cérémonie du vergadering me semble difficile.