"La France s'enfonce dans le conservatisme"
Laurent Chambon, politologue, vit et enseigne à Amsterdam. Ses recherches portent sur la représentation politique des minorités en France et aux Pays-Bas.
Comment percevez-vous les appels à la vigilance face au risque communautariste en France ?
Je constate qu’il n’y a qu’en France que le terme « communautarisme » déclenche une telle hystérie. Aux Pays-Bas, où je réside, les gens ne comprennent même pas le mot. En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Belgique ou en Allemagne, vous n’entendrez pratiquement personne invoquer le « communautarisme » comme catégorie d’analyse.
Ne peut-on pas tout de même constater un repli identitaire de certaines communautés qui peut parfois virer à la ghettoïsation ?
Quelles communautés ? On ne nous bassine pas avec la « communauté » des ornithologues ou des amateurs de cuisine épicée. Et pourtant, les gens qui mangent épicé ne vont-ils pas briser l’unité gastronomique de la France ? Quant aux soi-disant ghettos, ils concernent des groupes en butte à l’hostilité. On ne se replie pas volontairement dans un ghetto, on y est poussé. D’ailleurs, on ne parle jamais du communautarisme bourgeois parisien. Comme par hasard, l’accusation de communautarisme ne vise que des identités stigmatisées.
L’universalisme auquel en appelent ceux qui dénoncent le communautarisme vous semble-t-il surfait ?
Ce qui est surfait, c’est un pseudo-universalisme qu’on pourrait qualifier de « particulariste ». Je reprends là une idée féministe de base : les hommes ne cherchent même pas à se définir parce qu’ils se considèrent comme universels. Tout ce qui est non-homme, non-blanc, etc, est présenté comme minoritaire. Pourtant, les hommes blancs sont eux-mêmes une minorité. Mais seule cette minorité se voit légitimée à parler au non de l’universel. Il ne suffit pas de se réclamer d’un idéal pour que cet idéal soit réellement défendu. Souvenez-vous des républiques « démocratiques » et « populaires », qui n’étaient ni démocratiques ni populaires. Hurler au communautarisme au nom de l’universel et de la laïcité n’empêche pas d’aller à contre-courant de ces beaux principes, par exemple en empêchant des filles voilées d’aller à l’école.
La dénonciation du communautarisme cacherait-elle autre chose ?
Il est plus confortable de dénoncer le communautarisme des homosexuels plutôt que de dire franchement son homophobie. Même chose à l’encontre des musulmans ou des juifs. Quoique certains « intellectuels » n’hésitent plus à revendiquer leur islamophobie… Mais il y a un autre phénomène qui contribue à l’inquiétude d’une certaine « élite » qui se croit universaliste. Son pouvoir repose sur l’élection et sur la maîtrise de certains codes propres à un milieu social et culturel bien précis. Si les critères qui déterminent l’élection et les codes à maîtriser changent, le pouvoir devient plus dur à conserver. Dans le quartier où j’habite, à Amsterdam, les minorités sont très présentes. Si un parti présente une liste de quinquagénaires blancs, riches et hétérosexuels, les gens voteront pour les autres partis. Du coup, la composition des listes est très délicate. L’accès au pouvoir devient plus dur pour les élites habituelles. Ils ne disposent plus que d’une place plutôt que de cinq sur une liste. La compétition est terrible. C’est aussi pour cette raison qu’on a vu une telle résistance en France au moment de l’introduction de la loi sur la parité.
Mais un quinquagénaire blanc et riche ne peut-il pas défendre les droits des minorités ?
Bien sûr que si. Mais cette légitimité à défendre les droits des minorités, on la dénie justement à ceux qui sont concernés. Les minorités sont plus ou moins tenues de rester dans leur placard. En France, un homme politique homosexuel qui défend un projet favorable aux gays va être délégitimé, alors qu’on ne se posera pas de question pour un médecin qui défend les intérêts des médecins ou un agriculteur qui défend ceux des agriculteurs.
Croyez-vous encore au modèle républicain ?
Je crois sincèrement à la légitimité du modèle républicain et laïque, une des rares chose qu’on puisse encore exporter. Ce qui est dommage, c’est que la médiocrité d’une élite gallo-centrée ruine ces idée d’universalisme et de laïcité qui sont des idées nobles. La France s’enferme dans une sorte de conservatisme frileux et d’autres modèles prennent le devant, des modèles peut-être moins beaux, moins nobles, mais moins xénophobes et plus pragmatiques.
Propos recueillis par Jérôme Anciberro
Paru dans le n°3178 du 10 novembre 2005 intitulé 'Communautarisme, le faux procès'
http://www.temoignagechretien.fr/journal/sommaire.php?PHPSESSID=9ba784dcc83d0a46a66f7914f00a6c13
A noter que l'entretien a été réalisé avant les émeutes en France!