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vendredi 4 janvier 2008

Willem Bakker 1930-2008



Mardi j'ai reçu un email du fils de Willem me disant que son père était mort pendant son sommeil. Je n'ai pas été très surpris, même si cela m'a fait un choc. Willem n'allait pas bien depuis plus d'un an: sa santé se dégradait, il pouvait difficilement marcher, avait mal partout, des ennuis dans tout son corps et sa tête commençait à le lâcher. Une attaque cérébrale l'avait privé d'un de ses plus grands plaisirs, la lecture. Je lui avais installé une radio mais ce n'était pas pareil. Un début d'Alzheimer le rendait très dépressif et il redoutait tellement de finir comme un légume qu'il avait parlé plusieurs fois d'entrer dans un programme d'euthanasie. Des psychologues qui n'avaient pas le tiers de son âge étaient venus l'évaluer, cela avait quelque chose d'obscène. Apparemment Dame Nature lui a épargné ce processus humiliant et bureaucratique.
Je l'avais rencontré il y a plus de cinq ans, quand je faisais un reportage pour Têtu sur la première maison de retraite gay du pays. L'article n'est finalement jamais passé, tant parler de vieillesse et de mort effraye la rédaction. C'est dommage, il était chouette cet article. Et puis vieillir est tout ce que je nous souhaite. On ne peut pas survivre notre émancipation ou les maladies sans vieillir un jour. Voyant que je comprenais mais que je parlais vraiment mal, Willem m'a alors proposé de m'aider à améliorer mon néerlandais. Il m'a fait apprendre les verbes irréguliers et la différence entre "hun" et "hen". Il a surtout servi à m'éviter de sombrer dans une dépression plus profonde encore. Il m'a donné un but deux fois par semaine, à savoir mon cours, alors que le travail se faisait rare et que je me demandais ce que je fabriquais dans ce pays qui rejetait les étrangers. Il était fier que j'aie besoin de lui et de mon doctorat, ce qui était somme toute attendrissant.
La leçon a fait place à l'amitié. Sa longue déchéance physique était pénible à voir, mais son amour des langues et de la littérature, ses histoires et nos discussions sur l'actualité lui ont permis de se focaliser sur autre chose que ses ennuis physiques. Je ne suis pas le seul à qui il a sauvé la vie: de nombreuses personnes lui doivent d'avoir fait des études alors qu'elles étaient en échec scolaire. Le pays lui doit l'intégration de nombreux jeunes d'origine marocaine ou turque.
Il a eu une vie longue et intéressante. Atteint d'une tuberculose pendant son adolescence, a été envoyé en Suisse pour y mourir mais a été sauvé par une opération chirurgicale alors révolutionnaire. Il y a parlé à un docteur de son affection pour un autre garçon. Le docteur lui a conseillé de garder ça pour lui et de faire semblant de rien pour ne pas s'attirer de problèmes. Lui même était gay, apparemment. Il s'est marié, a eu deux enfants, a divorcé, est sorti du placard dans sa cinquantaine. Il a eu un chien énorme qui lui obéissait au doigt et à l'œil. Un de ses fils a un jour disparu pour réapparaître deux décennies plus tard aux États-Unis. Il s'était engagé comme mousse et était entretemps devenu capitaine de bateaux. Il a de nouveau disparu depuis. Willem a voyagé partout en Europe, a vendu des bijoux aux reines néerlandaises et des livres en plusieurs langues aux Amstellodamois. Il a appris le français par amour de Rimbaud et l'anglais pour pouvoir parler littérature anglophone avec sa femme. Il m'a fait lire de la poésie classique néerlandaise et des romans plein de néologismes étranges. Il était une sacré tête de cochon mais n'hésitait pas à donner de son temps et de sa personne pour ses amis. Il va me manquer.