Aujourd'hui j'ai parlé avec un copain français, Erkan Yigit, qui a toujours des théories très abstraites et adore les mots grecs et persans. Il m'a parlé de cet artiste algérien, Abdelkader Belkhorissat, invité par la galerie De Levante (largement aidée par notre arrondissement, et j'en suis très fier) qui ne paye pas de mine mais qui a des théories très fines sur les hommes et le monde. Il l'a emmené dans le Quartier Rouge d'Amsterdam, un must pour qui visite la ville (il s'est fait ensuite ramoner les bronches par sa copines pour l'avoir traumatisé). Notre artiste lui a sorti "je vois que ces gens ne vont pas bien du tout, pas étonnant qu'ils nous détestent et nous accusent de tous les maux." Ouah. Un vrai artiste. Il y va, il voit tout. Comme ça.
Il lui a aussi parlé des symboles collectifs et de ce qu'Erkan appelle l'iconodulisme, l'adoration des images et des signes. Selon notre artiste, notre époque adore les images et s'en gave. Son rôle d'artiste est de nous les resservir et de les détourner. Ça m'a rappelé la différence majeure entre les voitures américaines et européennes. Dans les voitures américaines, comme partout aux Etats-Unis, toutes les instructions sont écrites en anglais et en majuscules. Même sur certains autoradios on peut lire "PLAY", "STOP", "PAUSE". Même sur le rétroviseur on nous rappelle que les objets qu'on y voit ne sont pas à la bonne taille, au cas où on aurait oublié. A l'aéroport on nous dit de descendre par les escaliers, de tourner à droite, à gauche. En anglais et en majuscules. Les toilettes le sont indiquées en toutes lettres.
Sur les voitures européennes, comme on a une trentaine de langue et au moins deux alphabets, on a des symboles abstraits que tout le monde est sensé comprendre. Et sur l'autoradio, on a souvent un triangle orienté vers la droite pour "play", un carré pour "stop" et deux bandes parallèles pour "pause". A l'aéroport, un petit bonhomme et une meuf en robe, c'est les toilettes. Prendre les escaliers, c'est un créneau surmonté d'une flèche.
On pense que tout le monde comprend, mais ce n'est pas si évident. Mes parents m'ont confisqué mes iPods. Ils se comportent comme des adolescents associaux, à écouter leur iPod dans la voiture sans se socialiser proprement. Ils se disputent pour savoir qui a piqué le casque et qui aura le rose (plus de mémoire) et le blanc (écran couleur, autonomie plus grande). Mais au début, quand j'essayais de leur expliquer l'usage de la chose et que le disait "appuie sur pause", ils ne comprenaient rien. Quand je leur ai dit "appuie sur les deux traits parallèles", ça a fait tilt. Ils sont devenus un peu plus iconodules. C'est Erkan qui serait fier.
Bref, nous sommes encore plus iconodules que les Américains. Ça n'est pas rien, ça.
Message d'Erkan:
Salut Laurent. Petite note concernant notre cher ami Kader. Pour faire court son ambition est, entre autres, de nous rappeler que les symboles qui nous entourent ne sont pas que des formes innocentes. Elles sont des écritures. Comme le disent si bien nos amis anglo-saxons, il s’agit souvent d’un « branding », une sorte de marquage « au fer rouge » qui se lie sans vraiment réfléchir. En quelque sorte un conditionnement.
Pour moi ; au travers de son œuvre Kader, rejoins le cortège des « artistes » dont on a tant besoin en ce moment. Son œuvre n’est probablement pas des plus extraordinaires, mais elle a le mérite d’être simplement originale et je pense que c’est de lui faire hommage que de la qualifier de la sorte. « Originale » d’une part au sens de « liée » aux aspirations d’une vieille tradition artistique, mais en même temps aussi au sens de « hors du commun » car par sa relative accessibilité elle tranche radicalement de ce que l’on peut voir exposer ici ou là.
Dans son travail, il ne nous propose pas simplement d’apprécier une esthétique (de couleurs, de formes etc.) mais de se mettre en quelque sorte au diapason de sa création.
Entre autres, lors de notre échange Kader soulignait ainsi que ce qu’il y avait de plus déplorable (et en cela je le rejoins) dans certaines peintures aujourd’hui : elle serait de plus en plus « partie en image ». En gros, elle est souvent « lue » comme un résultat graphique et plastique, plutôt que « traduite ». C’est en en cela que je faisais référence aux iconodules (littéralement « adorateur de l’image ») que nous sommes parfois quand nous « apprécions » une « représentation » sans la réfléchir. Un peu à l’exemple de ces panneaux de signalisations que nous « apprécions » depuis un regard conditionné (par une histoire, une culture etc.) usant d’un code du même type qu’une légende qui nous fait comprendre un symbole.
Ses œuvres, il s’agit de les « apprécier » dans une dynamique interactive entre ce que l’on « discerne » dans son travail et ce que cela convoque en soit. Par exemple l’illustration que tu utilises dans ton blog est titrée du nom de « Effroi ». Cela semble peut-être surprenant, mais après l’avoir contemplé, on se dit que c’est vraiment le titre idéal. Dans un premier temps, quand on l’observe rapidement, on discerne clairement des références graphiques. On peut cependant que vaguement les associer monde Arabe d’abord, puis d’autres formes d’écritures (chinoise, grecs, latines…). On « voit » aussi un dégradé de couleur assez agréable mais… il manque un truc se dit-on, et le tout parait si naïf…
Puis en se mettant à bonne distance bien en face du tableau on commence à distinguer un effet de superposition (qui n’est malheureusement pas respecter par la photographie) entre les couleurs. Tout d’un coup le tableau prend du relief, provoquant un sentiment d’effroi, une surprise.
Pour avoir discuter avec Kader de son œuvre j’ai une idée de ce qu’il à voulu dire ici. Pour en faire l’expérience je t’invite à voir de plus prés cette peinture et à expérimenter, à ta façon, ce sentiment qui est au-delà du visu, de l’image, mais bien dans une dynamique interactive.
En réalité, c’est n’est peut-être pas exceptionnel, mais ça reste… flippant.