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mercredi 18 avril 2007

Les élections présidentielles françaises, miroir tragique des crises de la société européenne

Trouw m'avait demandé d'écrire quelque chose sur les élections. J'ai demandé à mon collègue Jan Witting de l'écrire avec moi. Finalement Trouw n'en veut pas, il paraît que c'est trop analytique et demande une contre-analyse qu'ils ne sont pas en mesure de trouver... Pour le plaisir des yeux, donc:

Dans quelques jours les Français vont devoir choisir qui seront les deux candidats qui s'affronteront début mai pour devenir président de la République. Cette élection est prévisible dans ses drames, ses suspenses, ses retournements, ses trahisons et ses manipulations (c'est toujours comme cela que ça se passe), mais mérite qu'on s'y intéresse, ne serait-ce que pour ce qu'elle nous révèle de l'état de la société européenne.
Par sa configuration géographique, historique et humaine, la France est un fascinant révélateur du zeitgeist européen. Les révolutions imaginées ailleurs y ont eu lieu, les terrorismes s'y sont développés avant que ses voisins n'en comprennent les conséquences, les mouvements sociaux européens s'y sont cristalisés en mouvements politiques et intellectuels... L'instabilité et l'hystérie politique dont la France fait preuve n'est que le reflet magnifié des crises du continent.
Les élections présidentielles de 2007 illustrent ainsi la décomposition de la gauche européenne: Ségolène Royal, appuyée par les militants, s'est imposée à un parti socialiste au bord de l'explosion qui ne se remet pas du "non" au traité européen. Les trahisons et revirements tardifs des "éléphants", les tensions entre élites boboïsées et classes moyennes paupérisées et précarisées risquent de déboucher sur la mort du parti. Un peu comme ce qui ce passe au PvdA, mais en beaucoup plus violent et spectaculaire.
La droite, prise en otage par Nicolas Sarkozy (qui a mis la main sur l'UMP, la puissante machine électorale consciencieusement montée par Chirac avec de l'argent public détourné), se transforme en une droite ultra-nationaliste, xénophobe, sécuritaire et pseudo-libérale sans un vrai programme économique ni sociétal. La différence entre la France et les Pays-Bas (ou, entre Chirac-Sarkozy et Rutte-Verdonk) est que s'il gagne les présidentielles, Sarkozy a la possibilité de transformer la France en dictature: il contrôle la droite, la magistrature, la haute administration, la police, les renseignements généraux, les média (il a déjà montré qu'il peut disposer de la carrière des chefs de rédaction de n'importe quel journal, radio ou télévision), et jusqu'à maintenant le seul rempart à son ambition a été... Jacques Chirac. Avec le même code génétique intellectuel, la droite française a la possibilité de ne pas avoir à composer avec les autres partis, ce que Rutte et Verdonk, heureusement, ne peuvent pas se permettre.
Les violences sociales, policières et politiques qui ont émaillé la France ces dernières années (émeutes, rodéos avec la police, manifestations monstres, chasse aux étrangers) révèlent une société française (et européenne) de plus en plus déchirée entre une élite qui sait profiter pleinement soit de la mondialisation, soit de son statut privilégié dans la machine étatique, et des classes moyennes et populaires de plus en plus angoissées par l'avenir, sans perspective pour leurs enfants, en voie de précarisation et de paupérisation. La ségrégation spaciale et économique qui se voit partout en Europe y prend des proportions dramatiques, avec des "banlieues" devenues des prisons sociales et ethniques, et des centres-ville historiques agréables à vivre réservés aux bien-nés. Toute ressemblance avec les transformations que sont en train de connaître Amsterdam, Londres ou Barcelone est bien sûr fortuite...

Ces élections présidentielles révèlent aussi l'état catastrophique du système politique français. Dans un pays ou la politique est le sujet de conversation n°1 (personne de s'y étonne que les jeunes à capuche, dans le RER, ceux qui font si peur aux bourgeois, fassent des blagues politiques et s'envoient des SMS sur Ségo et Sarko), où les gens assimilent les étrangers par mariage et où le peuple rêve d'un modèle social scandinave, l'espace politique a été confisqué par une élite souvent xénophobe et presque toujours bêtement néo-libérale, même sous des dehors sociaux.
Les femmes, les Noirs, les jeunes, les gays, les maghrébins, les banlieusards, en bref ceux qui font de la France un pays dynamique et prometteur, sont presque totalement exclus de la politique. Dans un pays où le travail des femmes est vu comme normal, la candidate socialiste (une femme) essuie les pires remarques misogynes, même au sein de son propre parti. Le Sénat est un repère de vieux bourgeois agraires réactionnaires, l'Assemblée n'a que 10% de femmes et aucune autre minorité, la droite avec 20% des voix y a la majorité absolue, les postes politiques sont cumulés par des hommes issus des même écoles élitistes (ENA et Polytechique, mais pas seulement), les élus locaux sont trop souvent issus de dynasties familiales et se comportent comme s'il n'y avait jamais eu de Révolution, et depuis que Chirac a été élu, les nominations entre amis a été la règle pour la magistrature et la haute fonction publique.
L'impossibilité du peuple à se faire entendre débouche sur des mouvements violents, qui sont une tradition française multiséculaire, mais aussi sur un discours particulier où tous les candidats (qui pour la plupart vivent de la politique depuis des décennies) se positionnent comme anti-système.

Ce que nous révèle cette élection, quels qu'en soient les résultats? La gauche est malade et a perdu le contact avec le peuple, la droite ne rêve que de pouvoir quels qu'en soient les coûts pour les plus faibles, et les extrêmes ne se sont jamais aussi bien portées. Le peuple a peur et demande de la sécurité économique et sociale et de la mixité sociale et ethnique alors qu'on ne lui parle que de flexibilité, de mondialisation heureuse et d'identité nationale. Le peuple veut participer (on l'a vu avec la sélection de Ségolène Royal comme candidate) mais si on parle beaucoup de réformes du système politique depuis 30 ans, la représentativité du personnel politique n'a jamais été aussi mauvaise. Là encore, toute ressemblance avec la situation néerlandaise, belge ou allemande est bien sûr totalement fortuite. Les esprits les plus aiguisés du monde intellectuel français, très en avance comme souvent, dénoncent l'état policier, la criminalisation de la pauvreté, l'asservissement des familles au service d'une économie de moins en moins investie dans la cité, le démantellement de l'Etat-Providence, la ségrégation sociale, les privilèges des classes supérieures et la nullité de la pensée économique des élites. Très lus par la classe moyenne, ces auteurs sont peut-être, bien malgré eux, en train de préparer une nouvelle révolution qui engendrera probablement une nouvelle dictature, comme c'est si systématiquement le cas en France depuis plusieurs siècles.
Inintéressantes, ces élections françaises? Si on était cohérent, on demanderait à ce que les Néerlandais puissent aussi y participer: l'avenir politique, intellectuel, économique et européen de notre royaume dépend aussi des crises que la France traverse, que nous le voulions ou pas.

Laurent Chambon, politologue, et Jan Witting , enseignant, sont tous deux élus pour le PvdA à Amsterdam Oud Zuid et, en bons Européens, aussi membres du Parti Socialiste français.