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vendredi 7 juillet 2006

Distance et mobilité sociale: le modèle américain

Un article qui correspond parfaitement avec d'autres analyses, plus européennes et pas plus politisées, que j'ai pu lire par ailleurs. Aux Pays-Bas la différentiation se fait de plus en plus évidente. Beaucoup, même au sein du parti, ne veulent pas y croire, mais les évidences se multiplient. Trouvé dans Libé:

Ecarts de revenus et d'éducation ne sont qu'une partie de l'iceberg d'inégalités aux Etats-Unis.
Le mal américain
Par Michèle LAMONT, Eloi LAURENT
QUOTIDIEN : Jeudi 6 juillet 2006 - 06:00
Michèle LAMONT professeure de sociologie et directrice du réseau européen sur les inégalités de la J.F. Kennedy School de Harvard et Eloi LAURENT économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et chercheur invité au Centre d'études européennes de l'université Harvard.
La presse américaine la plus féroce a chroniqué avec consternation et délice l' annus horribilisde la France, et c'est peu dire, que les réactions à l'épisode funeste du CPE ne furent pas tendres. Mais, dans le concert harmonieux des moqueries faciles, des critiques narquoises et des attaques virulentes (pas toutes injustifiées), une note dissonante s'est fait entendre. Alors que le New York Timesavait fait paraître quelques jours plus tôt un article particulièrement fielleux à l'endroit du «modèle» français, certains de ses lecteurs, dont les opinions furent reproduites plus tard, ont réagit vigoureusement ­ en sens inverse. L'un des réfractaires, s'étonnant que les Américains eux-mêmes ne défilent pas dans les rues, s'indignait du fait que ses concitoyens aient accepté «sans broncher» au cours des années récentes «la disparition de la sécurité des emplois, la destruction du système des retraites et l'érosion des revenus au profit du 1% d'Américains les plus riches». Il accuse ces derniers d'avoir confisqué les fruits de la croissance économique.
Aussi sommaire que puisse paraître ce constat, il n'est pas très éloigné de la réalité qu'économistes et sociologues dévoilent, étude après étude, depuis dix ans. C'est l'économiste Edward Wolff qui, parmi les premiers, dans un ouvrage de 1995, attira l'attention de l'opinion américaine sur le creusement vertigineux des inégalités de revenu et de richesse depuis le milieu des années 80. Dans un article d'octobre 2002, s'appuyant en partie sur les travaux de Thomas Piketty et d'Emmanuel Saez, Paul Krugman exprimait même la crainte d'une régression collective vers les niveaux d'inégalité victoriens du «Gilded Age»(«l'âge doré», et non «l'âge d'or», du début du XXe siècle). Il y a quelques mois, les recherches de Robert Gordon ont confirmé que cette tendance s'était encore accélérée dans la période la plus contemporaine, alors même que la productivité de l'économie américaine atteint des sommets. Au total, selon l'économiste de Northwestern, la croissance annuelle des revenus de 90 % des Américains n'a été que de 0,3 % depuis 1973, contre 3,4 % pour les 1% les plus riches et 5,6 % pour les 0,1% encore plus riches. Une des conséquences de ce retournement du progrès social est que les inégalités de revenus entre le PDG et le travailleur américain moyen sont passées d'un facteur 27 en 1973 à un facteur 300 en 2000.
Le problème crucial n'est pas seulement que les inégalités de revenu augmentent, c'est que la mobilité sociale qui les rend tolérables décline, comme le montrent plusieurs études, complexes et discutées, dans la période récente. L'accès de plus en plus difficile à une éducation supérieure, qui se privatise à tous les niveaux de sélectivité (droits d'inscription en hausse, financements publics en baisse), est au centre du blocage de l'ascension sociale et du caractère explosif de la dynamique inégalitaire. Parce que l'université fonctionne de moins en moins bien comme machine à redistribuer les cartes sociales, les classes se sédimentent progressivement, et la peur du déclassement, bien analysé par Barbara Ehrenreich, grandit.
Pour spectaculaires qu'ils soient, les écarts de revenu et d'éducation ne sont qu'une partie de l'iceberg d'inégalités que l'Amérique est en train de découvrir. Sous la plume de deux journalistes du New York Times, une série d'articles a montré l'année dernière comment les inégalités sociales conduisaient à des inégalités de santé et finalement de qualité de vie, la possibilité de pouvoir se faire soigner correctement et à temps impliquant des conséquences souvent irréversibles dans un pays où l'espérance de vie est effroyablement faible compte tenu du poids des dépenses de santé (parmi les plus élevées du monde). L'inefficacité du système n'explique pourtant pas tout de l'exclusion sociale. Les inégalités de santé sont encore aggravées par les codes et les structures culturels, qui laissent peu de place symbolique aux perdants sociaux. Et pourtant, dans le cadre d'un programme d'étude de la Russell Sage Foundation, la sociologue Leslie McCall a montré que les Américains sont non seulement en majorité défavorables aux inégalités sociales, mais qu'ils y sont de plus en plus sensibles.
Sans faire de psychologie collective hasardeuse, il n'est donc pas impossible que la volée de bois vert administrée à une France jugée «malade», «archaïque»et «dépassée»soit au moins en partie le symptôme des doutes et des frustrations des Américains au sujet de leur propre adaptation à un nouvel ordre économique dans lequel les insécurités individuelles augmentent et les protections collectives s'affaiblissent. Cette charge peut se lire comme la revanche de l'Amérique sur un système culturel en quête de refondation. Mais qu'importe la rhétorique: le (la) prochain(e) président(e) devra impérieusement répondre à la montée de l'angoisse sociale et au dénouement du lien civique d'un côté comme de l'autre de l'Atlantique.
Lien: http://www.liberation.fr/opinions/rebonds/191556.FR.php