"Quel est le rapport entre ce qui se passe en France avec le CPE et les Pays-Bas?" "Doit-on s'attendre à une contagion entre Paris et Amsterdam?" "Y aura-t-il des manifestations aux Pays-Bas?"
En fait, c'est le genre de questions qu'on me pose ces derniers temps. Mais ce n'est pas vraiment comme ça qu'il faut raisonner. En fait, je pense sincèrement que, politiquement, les Pays-Bas diffèrent fondamentalement de la France pour la simple raison que, malgré les provocations et les ruades du gouvernement Balkenende, la culture de l'opposition frontale est très faible dans le plat pays. On préfère toujours discuter avant de promulguer, et c'est en soi une différence fondamentale avec la France. Il y a donc très peu de risques, à court terme, de connaître des occupations d'universités et de lycées et de se retrouver avec des centaines de milliers de personnes dans la rue.
Groupes vulnérables sacrifiés
En ce qui concerne les chiffres comparés du chômage, il y a certes des différences. Le chômage des jeunes est deux fois moindre en Hollande qu'en France. Cependant, quand on y regarde de plus près, la faible participation des femmes et le fait que les travailleurs d'origines ethniques diverses (en gros, tous les non-blancs) connaissent des chiffres de chômage aussi mauvais que les chiffres français, me posent problème.
Tout se passe comme si la variable d'ajustement est, aux Pays-Bas, les femmes et les allochtones, jeunes et vieux. Cela veut dire que les hommes autochtones ne s'en sortent pas trop mal, même les jeunes, mais cela veut aussi dire que certaines populations vulnérables sont beaucoup plus exposées à la pauvreté et à l'exclusion, même si elles travaillent (75% des femmes qui travaillent le font à temps partiel, et la grande majorité des travailleurs à temps partiel le font alors qu'ils aimeraient travailler à plein temps).
La France comme lieu de cristalisation des nouveaux modèles
En fait, le problème des événements récents en France est de nature différente: ils sont le lieu de cristalisation d'idées nouvelles, qui circulent depuis longtemps en Europe, et qui vont donner naissance à des mouvements politiques de fond. Quand on pense aux mouvements sociaux majeurs de l'histoire moderne (de la Révolution de 1789 à celles de 1848 ou 1968), ce qui se passe en France a systématiquement des répercussions dans le reste de l'Europe, positives ou négatives. Les Pays-Bas sont d'autant plus vulnérables qu'économiquement ils dépendent aussi de l'état de l'économie française, mais surtout qu'une partie des idées et mouvements politiques doivent beaucoup (de façon positive ou négative, voir par exemple l'influence de Le Pen et Sarkozy sur Verdonk ou les partis contre-révolutionnaires d'il y a 100 ans) aux modèles synthétisés en France.
Quand on regarde ce qui se passe à Poitiers par exemple, on a affaire à des étudiants qui ne sont plus politisés selon les critères traditionnels (et que la presse internationale, qui parfois ne comprend vraiment rien, nomme à tort "réactionaires") mais qui ont une conscience politique très aiguisée, avec une culture très large et une connaissance des théories altermondialistes, des expériences de démocratie participative et une connaissance philosophique impressionnantes. Ils arrivent après plus de 5 ans de mouvement des "précaires", de recherches sociologiques sur le pouvoir, l'économie, le libéralisme, la précarité, l'identité et le sens du collectif. Ils sont soutenus par des jeunes intellectuels brillants, des associations à la pointe et des mouvements d'artistes. Il est évident que cela va, d'une manière ou d'une autre, déboucher sur quelque chose.
Réformes ou révolution?
La question, désormais, est de savoir comment le pouvoir politique va réagir. On parle beaucoup de situation pré-révolutionnaire, surtout depuis les émeutes de l'automne dernier. Honnêtement, je ne souhaite pas une révolution. Cela finit trop souvent par des massacres et une revanche réactionnaire. J'espère que certains politiciens auront mesuré l'importance de l'enjeu et dépasseront les guéguerres entre éléphants pour savoir qui sera candidat à la présidentielle. Il en va de la situation en France, mais aussi chez ses voisins, dont les Pays-Bas.
Voilà ce à quoi il faudrait s'attaquer très rapidement:
- réformer le système politique pour le rendre plus démocratique et représentatif (scrutin proportionnel à l'Assemblée, changement radical ou disparition du Sénat, non-cumul des mandats, repenser le rôle des syndicats, sortir de la culture d'opposition frontale, lutte contre le clientélisme et la corruption, fusion de beaucoup des 36.000 communes...)
- réformer le système scolaire qui reproduit les élites et empêche la méritocratie (rôle et financement des universités et des grandes écoles, apprentissage, stages, concours, numerus clausus, refonte du système de recherche, méthodes d'enseignement, xénophobie et colonialisme structurel de l'école, laïcité non-islamophobe...)
- réformer le système social et de santé, échanger plus de flexibilité contre plus de garanties de revenus et plus de démocratie dans les entreprises (repenser le fonctionnariat, l'indemnisation chômage, le revenu minimum, les niches de l'impôt, les discriminations)
- commencer à penser au niveau européen: harmoniser les politiques sociales, la politique extérieure, la défense, avoir une vraie démocratie au niveau européen, favoriser le voyage des jeunes dans d'autres pays (un diplôme de pourrait être validé que s'il a été obtenu dans au moins deux pays européens, quitte à dégager des bourses suffisantes)...
Bref, la question n'est pas CPE ou pas CPE (même Chirac ne semble pas trop savoir à quoi s'en tenir), mais s'il va falloir une révolution pour changer les choses ou pas.