Courrier International n°1785, 16 Novembre 2005, p.45
En couverture / Banlieues : Etat social ou Etat pénal ?
A la fois tolérants et xénophobes
Pour le sociologue français Laurent Chambon, installé aux Pays-Bas, les deux pays sont confrontés au même type d’échec de l’intégration.
Transvaal, un quartier situé dans l’est d’Amsterdam, serait-il aussi le genre d’endroit où la situation peut s’envenimer ? “C’est possible”, juge Laurent Chambon en inspectant le quartier. Il insiste : “C’est même tout à fait possible.” Nous parcourons la Pretoriusstraat, essentiellement une enfilade de petits commerces allochtones. Elle débouche sur la Linnaeusstraat, où Theo Van Gogh a été assassiné le 2 novembre 2004. Transvaal est un quartier en ruines, où vivent surtout des Marocains, des Turcs et des Surinamiens. L’absence de perspectives est aujourd’hui accentuée par un ciel de plomb. Nous nous installons au café De Snor. Laurent Chambon est un sociologue français. Il est né et il a grandi dans une banlieue parisienne où, depuis plus de quinze jours, des incidents ont lieu chaque nuit. “Heureusement que ma mère m’a donné un grand coup de pied aux fesses quand j’ai été assez grand. Tous les garçons qui sont restés là-bas sont maintenant chômeurs ou vigiles.” Il y a sept ans, Laurent Chambon s’est installé aux Pays-Bas et il n’en est plus reparti. Il s’est intéressé au problème de l’intégration en France et aux Pays-Bas, ce qui ne l’a pas rendu optimiste.
Une nouvelle forme de lutte des classes
Il est parvenu grosso modo aux conclusions suivantes : les Français sont peut-être tolérants, mais la France est xénophobe. Les Pays-Bas sont peut-être tolérants, mais les Néerlandais sont xénophobes. En somme, les deux pays sont dans la même situation : dans l’un et l’autre cas, on ne peut parler d’intégration. “Après la mort de Theo Van Gogh, les Français se sont empressés de conclure que le modèle néerlandais de coexistence multiculturelle était un fiasco. Aujourd’hui, les Néerlandais en disent autant du modèle français, mais c’est absurde. Cela n’a rien à voir avec la faillite de modèles, mais avec un comportement.” Contrairement aux ghettos néerlandais, les ghettos que l’on trouve en France se caractérisent surtout par leur côté inhospitalier : le béton y règne et les transports en commun ne s’y aventurent pas. Les ghettos néerlandais sont de plus petite taille, mais beaucoup plus concentrés d’un point de vue ethnique. Alors qu’en France les mariages mixtes sont un phénomène banal, aux Pays-Bas ils sont exceptionnels. “La France a toujours été un pays d’intégration et elle a de bien plus grandes capacités d’absorption.” Est-ce l’avantage du passé colonial, avec une langue et une culture partagées ? “La première génération d’Algériens, par exemple, parlait à peine français. Ce n’est certainement pas le cas de leurs enfants. On doit cette évolution au système scolaire français. Les enfants, en France, vont à l’école jusque tard le soir. Les jeunes qui participent aux émeutes se sentent d’ailleurs totalement français.” Laurent Chambon trouve donc absurde que l’islam soit considéré comme une des causes de ces émeutes. Même s’il admet aussi que “c’est souvent dans la foi que les Arabes peuvent encore puiser un certain respect”. Ce qui se déroule actuellement dans les quartiers pauvres en France n’est, selon Laurent Chambon, rien d’autre qu’une lutte des classes entre des gens qui n’ont rien et une élite qui ne veut rien céder. Cette lutte, susceptible de s’enflammer partout en Europe, pourrait être nettement plus violente aux Pays-Bas, où vient s’ajouter une composante ethnique. En effet, non seulement les minorités sont exclues sur le plan socio-économique, mais elles représentent aussi dans le tissu social des citoyens de second rang.
Bart Jungmann / De Volkskrant
http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=57297