Paru le 23 mai 2002 dans la rubrique Rebonds du journal Libération:
Minorités: la leçon néerlandaise
En matière de parité (femmes, étrangers, gays), les Pays-Bas ont deux législatures d'avance sur la France. Et pourtant, ils n'ont pas su éviter la crise politique.
En France et aux Pays-Bas, à quelques semaines d'intervalle, le système politique est entré soudainement en crise, avec toujours les questions centrales de l'insécurité, de la représentation démocratique et de l'intégration des minorités, en particulier ethniques et religieuses. D'un côté, la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle a secoué le monde politique dans ses certitudes, et, de l'autre, le succès de feu Pim Fortuyn a réveillé un parlement qui ronronne tranquillement depuis huit ans. La question que posent ces deux crises n'est pas celle de la présence des «étrangers», mais celle de leur intégration et, en particulier, en politique. D'ailleurs, ces derniers focalisent sur eux un problème bien plus profond, celui de la représentation des minorités en politique. Ethniques, mais aussi religieuses et sexuelles.
Les Néerlandais ont sur la question au moins deux législatures d'avance. La Chambre des députés, élue en 1998, comportait 35 % de femmes (contre 10 % en France), 5 % de députés ouvertement gays et 6 % d'allochtones, c'est-à-dire de personnes d'origine non européenne (contre un malheureux 0,2 % à Paris). La nouvelle législature devrait au moins maintenir ces chiffres. Nous ne ferons pas la comparaison avec le Sénat français, tant la proportion des minorités y est scandaleusement proche de zéro.
Malgré cette présence pour le moins honorable des minorités à La Haye, la question de la représentation du peuple dans toute sa diversité est loin d'être résolue. Les médias français ont faussement présenté Fortuyn comme un Le Pen local, alors qu'il avait surtout axé sa campagne sur la distance entre le peuple et ses représentants. Même s'il avait dérapé sur le côté «arriéré» de l'islam, ses propositions n'ont rien à voir avec celles du Front national, et il a toujours détesté toute comparaison. Avant d'être assassiné, il a eu le temps de s'en démarquer énergiquement, insistant sur le dégoût que lui inspirent les idées racistes, antisémites et homophobes. Malgré des propositions populistes et souvent irréalistes, Fortuyn affirmait surtout vouloir défendre la liberté d'expression et les valeurs de tolérance mises à mal par les extrémistes, en particulier religieux. Peut-on en dire autant de Jean-Marie Le Pen ?
Ce n'est pas par hasard si Fortuyn a trouvé une assise électorale aussi large, en particulier parmi les classes inférieures et les allochtones : sa principale croisade n'était pas contre les étrangers ou les musulmans, mais bien contre les «comptables en gris» de La Haye, terme désignant les politiciens haguenois, semblables les uns aux autres, en costumes gris bien taillés. Ses diatribes contre la «démocratie de façade» (schijn-democratie) portent moins sur les règles démocratiques, largement acceptées, que sur la pratique du poldermodel, mélange de négociations au sommet et de discrimination ethnique. En effet, la plupart des députés «minoritaires», souvent issus des mouvements associatifs, s'ils ont réussi à s'imposer numériquement, n'ont jamais vraiment percé politiquement. Et pour cause : on les a maintenus dans leur rôle de pot de fleur, d'alibi Ali comme on dit en néerlandais, sans leur concéder une once de pouvoir réel. Quelques femmes se sont retrouvées à des postes importants au gouvernement ou dans des commissions, mais la plupart des gays ou des allochtones ont dû se contenter d'un rôle de figurant.
La vague Fortuyn a donc surtout sanctionné l'aveuglement des poids lourds de la politique néerlandaise : si leur utilisation de potiches ethniques ou sexuelles a pu faire parfois illusion, ce n'est désormais plus le cas. Les électeurs ne sont pas obsédés par les identités de leurs représentants : la passion de Rotterdam pour Fortuyn, grande folle assumée racontant à la télévision son goût pour le sperme et les prostitués marocains, le prouve. Cependant, s'il est devenu «normal» que les minorités soient visibles, leur absence des instances de décision souligne cruellement les tendances incestueuses de la classe dirigeante néerlandaise.
Bien sûr, on va nous dire que la République française ne reconnaît pas l'origine ethnique ou l'orientation sexuelle des citoyens, que la tradition républicaine impose de faire fi des considérations d'ordre privé. Certes, mais n'est-ce pas plutôt étrange que si peu de femmes, de gays déclarés ou d'enfants d'immigrés ne soient présents en politique à Paris ? Quel est donc ce sort étrange qui frappe les minorités en France et les empêche de participer à la politique ?
La place accordée dans la presse française aux origines ethniques de Tokia Saïfi, ou l'orientation sexuelle de Bertrand Delanoë, montre qu'il y a une incroyable fascination pour leurs divergences identitaires. Dans un pays qui s'affirme aveugle aux particularismes privés, cela ne peut manquer de surprendre. Le caractère unique de Saïfi ou Delanoë illustre avant tout l'écart de leur identité personnelle à la norme en politique. Et c'est en cela que l'universalisme à la française est dans l'impasse : comment un peuple aussi divers que le peuple français peut-il se reconnaître dans des représentants mâles-blancs-bourgeois-hétérosexuels dans leur écrasante majorité ? On nous raconte encore et toujours que les particularismes doivent être bannis. Mais cette identité «universelle» n'est-elle pas un particularisme en soi ?
Le désaveu que vient de subir la classe politique néerlandaise ne veut pas dire que les ouvertures identitaires pratiquées depuis plusieurs années vis-à-vis des minorités ne sont pas viables, mais qu'une ouverture physique sans véritable partage du pouvoir ne fait pas longtemps illusion. Une «Beurette» au gouvernement français, c'est très bien, mais il va maintenant falloir ouvrir l'Assemblée nationale, le Sénat, les conseils d'administration et les médias aux minorités, aussi bien ethniques que sexuelles ou religieuses. C'est la leçon néerlandaise : la crise relativement similaire qu'ont vécue les deux pays peut aussi être analysée du point de vue de la représentation des minorités. Une représentation décorative des minorités a de grandes chances d'être perçue comme telle. Présence physique sans pouvoir politique n'est que mascarade de démocratie.
Laurent Chambon
Libération 23.05.2002