lundi 31 décembre 2007
Le fonctionnement colonial d'une ville
Je suis tombé par hasard sur une interview de Mike Davis, dont le livre La petite histoire de la voiture piégée vient de sortir en français. Ce qui m'a le plus intéressé dans cette vidéo, c'est comment il décrit le changement au sein des villes du monde entier, et quelles en sont les conséquences.
Selon lui, une ville démocratique et sûre est avant tout basée sur des communautés hétérogènes mais en contact constant: le lien social et le contrôle social empêchent les dérives autoritaires d'un groupe ou d'un gouvernement, et réduisent fortement les possibilités de criminalité. À l'inverse, les nouveaux quartiers socialement et ethniquement homogènes, souvent protégées par de la technologie, ont pour effet un isolement social beaucoup plus poussé, et laissent dont la place à des fonctionnements autoritaires et une insécurité plus réelle malgré la fausse sécurité apportée par les systèmes de sécurité, qu'ils soient humains (gardes, police publique ou privée) ou technologiques (caméras, alarmes).
Il raconte aussi comment les classes supérieures puis moyennes se sont isolées dans des bunkers homogènes pour se protéger, quitte à donner des noms américains à leur gated community ("Orange County", "Hollywood"...). Ce saucissonnage de la ville en ghettos ethniques et sociaux a donc des conséquences importantes: la "vivabilité" est fortement réduite, les contacts sociaux sont presque nuls, le pouvoir de ceux qui "protègent" sont démesurés et la sécurité est, en fait, affaiblie malgré des structures humaines et technologiques très coûteuses.
La dérive autoritaire que nos sociétés connaissent ont été facilitées par l'utilisation du terrorisme par les États et des groupes minoritaires, mais aussi et surtout par ce saucissonnage urbain, cet isolement de tous.
Ce phénomène est évident en France, et a été commencé par Patrick Devedjian à Antony dans les années 80, avec une "sécurisation" des quartiers riches, l'emploi d'une police municipale armée (appelée "les cow-boys" par les habitants) et un découpage de la ville en ghettos par classe sociale. Je vois la même chose à Amsterdam, où certains quartiers (Centrum, Oud Zuid, Rivierenbuurt) deviennent de plus en plus des quartiers socialement (et ethniquement) homogènes. Cela a des conséquences beaucoup plus poussées que le simple ennui généré par cette homogénéité: les pratiques asociales y sont plus fréquentes, l'indifférence sociale (Lewis parlerait d'impolitesse extrême) croît et le comportement consumériste et individualiste appelle à un plus grand contrôle des autorités et de la police. On est certes loin des gated communities, mais ce qui a fait du Pijp, par exemple, un quartier tellement chouette (la diversité ethnique et sociale) est en train d'être réduit. Je ne sais pas si mes collègues du Conseil municipal se rendent vraiment compte des conséquences de cette homogénéisation des quartiers.
Mike Davis parle de "ville coloniale" qui est un terme fort, mais je crois qu'il a raison. Il suffit de regarder les politiques de stigmatisation de la pauvreté, de la différence ou des groupes marginaux, pour voir que des groupes entiers s'isolent dans des quartiers sécurisés, laissant leur "personnel" (enseignants, employés des bars et restaurants, femmes de ménage, ouvriers...) venir de banlieues toujours plus lointaines (Almere, Lelystad, Purmerend...) pour les servir. Bref, une interview fascinante et très stimulante.