jeudi 17 mai 2007
La banlieue différement
Aujourd'hui nous sommes allées au supermarché puis au parc. Oui, je sais, ça n'a pas l'air très excitant. Sauf que ce fut une révélation pour Lewis.
Le supermarché, tout d'abord. Un truc de banlieue, ce n'est pas le Bon Marché. Pourtant, quand on entre, il y a des montagnes de produits, littéralement. A gauche, jardinage et wifi. Des brouettes vertes, des argentées, des petites pour enfants. Des télés petites, moyennes et géantes. Des iPods, des chaussettes pour iPods, des boites pour iPods, des speakers pour iPods de toutes les tailles. A droite, fringues et bouffe. Des kilomètres de yaourts, des centaines de sortes de desserts, des mètres de jambon à la coupe, des centaines de fromages. Des milliers de plats plus ou moins cuisinés, au moins cinquante sortes de pizzas surgelées. Des fraises et des melons sechés (miam miam dans la salade), de la marmelada portuguesa et des boites de thés du monde entier. Lewis: "c'est incroyable, il y a au moins vingt sortes de tomates. Pourquoi on ne peut pas avoir ça en Hollande?" (voir sa photo)
Je sais que tout cela semble parfaitement normal aux Français, mais en débarquant d'Amsterdam (et encore, on habite dans le Pijp, le quartier où l'on peut trouver le plus de produits dans tout le pays), on se prend pour des Nord-Coréens débarquant à New York. On n'y croit simplement pas. Autant les supermarché français surjouent la profusion, autant l'économie néerlandaise semble être basée sur la pénurie. Lewis a des théories sur le choix, le protestantisme et le marché: les Français vivent pour manger, les Hollandais mangent pour vivre (donc pas besoin de 50 sortes de saucissons, une saucisse bien nourrissante et grasse suffira); le choix est une perte de temps donc d'argent; le marché fonctionne mieux avec la pénurie, car les gens sont prêts à acheter n'importe quoi à n'importe quel prix s'ils croient que cela va manquer.
Les Français, outre leur culte latin de la bouffe (voir leurs cousins italiens ou espagnols, aussi obsédés des plaisirs oraux), forment une nation très diverse, aux origines géographiques et ethniques très différentes, et cela se retrouve dans le choix des produits, surtout en région parisienne, vrai creuset de l'identité collective française moderne: le fromage corse au bord de l'explosion biochimique cottoie les crêpes bretonnes au blé noir et le calendos cru de Normandie jouxte un couscous qui sent incroyablement bon. Normal, quoi. Bref, entre la France et la Hollande, on a deux modèles culturels et économiques complètement différents. Les Hollandais sont riches mais vivent chichement, les Français vivent pleinement, même les plus pauvres.
Après le supermarché et une orgie de charcuterie, de pains et de fruits mûrs (j'insiste sur le terme, le pêches ou les abricots n'ayant jamais eu pour finalité d'être croquants), nous sommes allés au "parc urbain" de Massy pour promener Martin le chien. Lewis me tire la tronche: "le chien a besoin d'espace pour courir, pas un morceau de gazon avec un banc et cinquante crottes de chien." Je ne vois pas trop où il veut en venir.
En arrivant au parc (trois patés d'immeubles plus loin), il m'explique qu'il retire ce qu'il vient de dire. Par parc, il entendait quelque chose de petit et sale, comme le Sarphatipark près de chez nous, pas ce qu'il avait devant les yeux. Un ensemble avec plusieurs lacs, des jardins différents, un labyrinthe d'arbustes, plusieurs zones de jeux pour enfants (garanties aux normes européennes), plusieurs promenades romantiques, un énorme gazon central, un morceau de forêt, une zone sauvage pour les animaux, un amphithéâtre végétal. Plus loin, la maison du gardien, un terrain de rugby, un terrain de foot, une zone pour le cirque, un terrain pour vélos, un passage de rochers (voir la photo par Lewis), et des poubelles et des fontaines pour boire partout.
Lewis: "je ne comprends pas, en Hollande on dit que la banlieue c'est pourri, que tout est moche, et là le parc est plus beau et mieux entretenu que le Vondelpark. Tu me mets un carrosse et je me croirais dans le jardin de la reine. Et regarde, les endroits de passage sont renforcés avec du gravier bétonné, comme ça il n'y a pas de gadoue... Incroyable." Je me rends compte qu'en effet, tout est propre, bien conçu, tout est bien réparé, on ne voit pas une crotte de chien. Ce qui me fait me demander: mais comment se débrouille-t-on à Amsterdam pour que tout soit si moche et sale, avec tout le savoir-faire et l'argent qu'on a?
Une des réponses est culturelle: à Massy, si on veut jouer au rugby, on va sur le terrain de rugby. A Amsterdam, si on veut jouer au foot, on joue sur le gazon au milieu du parc entre les filles en bikini et les crottes de chien. Forcément, le gazon n'a plus la même allure après quelques matches. Si j'aborde la question de la confiscation de l'espace publique par certains groupes bruyants (les jeunes hommes autochtones hétérosexuels, pour être précis), on me fait comprendre que c'est le moment de me taire. Vraiment. Quand à Amsterdam je fais la tête quand quelqu'un laisse bouser son molosse sur le gazon, je manque de me faire lyncher par la foule: "c'est sa liberté, il a payé l'impôt sur son chien, c'est son droit de salir." L'autre jour, à Poitiers, Martin était en train de crotter dans le caniveau quand une femmes d'une quarantaine d'années est venue nous indiquer où on pourrait trouver des sacs canins plus bas dans la rue. Deux vieilles ont surveillé de loin qu'on s'en servait bien pour enlever l'étron du caniveau (où l'eau passe tous les matins). Pas franchement les mêmes règles sociales, hein?
Mon problème politique le plus évident à Oud-Zuid est que je suis français: si je commence à donner des leçons aux Amstellodamois sur leurs parcs et jardins, sur la propreté et le savoir-vivre en collectivité, je vais déclencher un pogrom antifrançais (je remercie Finkielkraut pour avoir inventé le terme). En fait il faudrait emmener l'échevin et quelques hauts fonctionnaires en ballade dans d'autres pays, histoire de leur montrer ce qui s'y fait. Et franchement, un gardien pour le Vondelpark, où se promènent des centaines de milliers de personnes chaque année, cela ne représente pas tellement d'argent que ça (quand j'en ai parlé on m'a regardé comme si j'étais un meurtrier budgétaire).
Bref, c'est pas gagné, hein?
Photos par Lewis depuis son téléphone (d'où le grain un peu bizarre)
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