Un article très chouette sur le foot. Dieu sait si le foot m'indifère. Mais il y a des choses dans cet article. Au point que Tanguy s'est senti obligé de m'envoyer une piqure de rappel par email (salut Tanguy!). Allez, on y va...
Haine ancestrale avec le pays hôte, tensions communautaires, équipe inexpérimentée, le Mondial allemand ne s'annonçait pas forcément détendu pour les Pays-Bas. Pourtant l'événement a pris la forme d'une grande réconciliation du pays avec lui-même
Les Oranje bien dans leur peau
Par Pierre KOETSCHET vendredi 16 juin 2006
Stuttgart, Francfort envoyé spécial
Les cohortes bien organisées. Assoiffées de bières et friandes de chansons barbares. Les flics allemands sont sur les dents. Ils peuvent. Au fil des années, leur pays a acquis le titre peu envié de meilleur ennemi des Pays-Bas, sur fond de vieille rancoeur mal digérée. Point culminant : la demi-finale de l'Euro 1988, en Allemagne. Les Oranje gagnent 2-1 et prennent leur revanche de la défaite en finale de la Coupe du monde 1974 (jouée en... Allemagne). C'est la première victoire en onze confrontations contre la Mannschaft et elle devient un exutoire national : sur Leidseplein, la grande place d'Amsterdam, la foule perd les pédales et scande : «Nous avons récupéré nos vélos.» Et jette de vraies bicyclettes en l'air en souvenir de celles que les nazis avaient confisquées pendant la guerre, traumatisme national. Même Marco Van Basten, le joueur le plus classe du monde, parle alors d'un «sentiment merveilleux, justement parce que [son équipe a] gagné au détriment de ces affreux Allemands». Le refrain «En 1940, ils sont venus/ En 1988, nous sommes venus/ Holadiay/ Holadio» devient le tube néerlandais de l'été 1988.
En 1990, lors du Mondiale italien, les affaires reprennent. Rudi Völler et Franck Rijkaard se crachent dessus, Ronald Koeman fait semblant de se torcher avec le maillot d'Olaf Thon, le deuxième joueur le plus classe du monde, et, plus grave, des bagarres éclatent le long de la frontière. Autant de bonnes raisons pour les flics allemands de serrer les fesses face aux hordes de supporteurs orange qui débarquent pour la Coupe du monde.
Casques. Pourtant, l'heure est à la détente. «C'est plus du cabaret, de la satire, s'amuse Auke Kok, auteur de 74, nous étions les meilleurs, qui retrace l'épopée de la bande à Cruijff. Les temps ont changé. On peut rigoler maintenant.» Les Allemands ne font plus peur comme au temps de la réunification et les Bataves ont peu à peu pris conscience qu'ils n'avaient pas non plus été blanc-bleu pendant la guerre (en pourcentage, le deuxième pays où les Juifs ont été le plus exterminé après la Pologne). Maintenant, c'est donc carnaval. La joyeuse bande des supporteurs porte des salopettes orange siglées Bavaria, obligeamment distribuées par le fabricant (néerlandais) de bière, avec une queue derrière pour avoir l'air vraiment con, ou arbore des casques orange dont la forme rappelle étrangement ceux de la Wehrmacht. Levée de boucliers des officiels quand les couvre-chefs sont lancés sur le marché. Le porte-parole de la fédération, Mark Huizinga, se pince le nez : «C'est vraiment de très mauvais goût.» Le créateur, Weno Geerts, lui, rigole : «J'en ai vendu 60 000, pas mal quand même ! N'oubliez pas que la guerre, c'était il y a soixante-cinq ans. La jeune génération n'en a rien à faire, idem pour les jeunes Allemands. C'est pour cela qu'ils ne se sentent pas offensés.»
«Les Lacs du Connemara». Officiellement, tout est sous contrôle pour éviter les provocations douteuses. Officieusement, difficile de canaliser les troupeaux de supporteurs néerlandais dont l'absence de bon goût est une marque de fabrique. Imaginez un stade entier qui remue en rythme des petits drapeaux en plastique sur les premières notes des Lacs du Connemara. «Les fans de l'équipe nationale ne se comportent pas comme ceux parfois violents des clubs comme Ajax ou Feyenoord, raconte Michel Van Zundert, un amateur. Ils transforment le match en grande fête. L'atmosphère est géniale, mais c'est vrai que, de l'extérieur, ça a l'air ridicule.» Henk Van Beek est du voyage en Allemagne, il a tout prévu. «Nous avons organisé un camp pour suivre l'équipe nationale.» Un camp en Allemagne, attention dérapage. «Le camping sera uniquement occupé par des Néerlandais, avec des spectacles, des attractions qui nous plaisent. Des trucs typiquement de chez nous.»
«Le foot est un fantastique symbole national», observe l'écrivain Auke Kok. Et c'est de plus en plus fort. «C'est lié à l'individualisation du pays. Les gens ne vont plus à l'église, ni dans les partis politiques. Ils ne peuvent plus s'identifier à grand-chose, hormis la famille royale et l'équipe nationale. Du coup, chaque match est une occasion précieuse de se peinturlurer et de hurler son indéfectible soutien.»
Le match contre la Serbie-et-Monténégro n'a pas dérogé à la règle. Une fête, une vraie, avec du vomi dans les rues le lendemain. Mais, à y regarder de plus près, une fête très tricolore : orange, blanc, blond. Les minorités sont curieusement absentes du défilé. Et personne pour s'en offusquer. «Le racisme est un vrai problème aux Pays-Bas, mais pas dans ce contexte, assure Igor Boog, porte-parole de la LBR, une association de Rotterdam contre la discrimination raciale. Les matchs de l'équipe nationale ont lieu dans une atmosphère familiale. On a plus de problèmes avec les supporteurs des clubs.»
Officiellement, la question de la couleur n'est plus un fait majeur, même si la sélection n'a pas été épargnée par les rumeurs de ségrégation. «Les types originaires du Surinam, l'ancienne colonie néerlandaise, comme Kluivert, Seedorf, Bogarde ou Davids, étaient toujours ensemble, défend Mark Van Zuylen. Ils s'appelaient "de kabel" ["la chaîne", ndlr] pour dire qu'ils étaient très proches et que si l'un partait la chaîne serait cassée. Les médias en ont fait tout un truc, comme quoi c'était un groupe de Noirs qui voulaient se séparer des Blancs.» Les principaux joueurs noirs ont tout de même payé cher la politique d'éviction des vieilles gloires. «L'équipe nationale est, malgré tout, toujours vue comme un symbole d'intégration, insiste le sociologue Paul Scheffer. L'absence de Noirs dans le onze de départ est une coïncidence. Il y avait pas mal de joueurs originaires du Surinam dans l'équipe qui vient de remporter l'Euro espoirs.»
Purgatoire. Il ne faut donc pas y voir de malice raciste de la part du sélectionneur (1), il a ses raisons : Kluivert s'occupe davantage de servir les ballons dans son bar sur la plage de Barcelone (il est son meilleur client) que de courir après ceux qui fusent sur le pré, Edgar «pitbull» Davids a toujours les crocs, mais plus les pattes, et Seedorf a grillé tous ses jokers. «Clarence Seedorf a le complexe Zidane, il veut absolument jouer derrière deux attaquants, diagnostique Simon Kuper, écrivain et journaliste au Financial Times. Il ne respecte jamais les consignes. Il a joué 70 fois pour les Pays-Bas sous 6 entraîneurs différents et il s'est toujours comporté de la même façon.» Et s'il y a un truc que Van Basten ne supporte pas, c'est qu'un joueur s'écarte du plan collectif. Pour avoir laissé tomber deux-trois fois le marquage sur le Roumain Munteanu, Mark Van Bommel a connu six mois de purgatoire loin de l'équipe nationale. Une sévérité justifiée, car Van Basten a un plan : après les échecs des campagnes 2002 et 2004, plusieurs voix s'élèvent à la fédération pour en finir avec le particularisme néerlandais (le jeu court, les décalages et les ailiers). Mais Marco Van Basten promet de reconstruire une équipe qui jouera vraiment à la batave. Avec des joueurs de devoir qui obéiront tous aux consignes pour évoluer en équipe. Et occuper l'espace. Comme un parfum de football total. Les divas disparaissent de l'équipe. Roy Makaay proteste une fois après avoir été laissé en tribunes. Il regarde la Coupe du monde de chez lui. Pour asseoir son autorité, Van Basten prend d'illustres inconnus qui lui doivent tout. Khalid Bouhlarouz, dit «le cannibale», jouait au RKC Waalwijk, un village, quand il a été appelé en sélection. Il porte désormais la chasuble de Hambourg, un des cadors de la Bundesliga. «Les joueurs que Van Basten a sélectionnés, comme Mathijsen, Kromkamp, regardaient l'Euro dans les bars, avec leurs potes en 2004», se souvient Simon Kuper.
«Notre style». Et le miracle arrive, l'équipe survole les éliminatoires dans un groupe pas facile, bat deux fois les terreurs tchèques, et emporte l'adhésion de tout un peuple. «Elle a l'image d'une équipe jeune et enthousiaste, remarque Henk Spaan, journaliste au quotidien Het Parool et rédacteur en chef fondateur de Hard Gras, une revue intellectuelle consacrée au football. Tout le monde adore l'équipe, ça n'était pas arrivé depuis 1998.»
De l'aveu de Van Basten, l'objectif avoué est l'Euro 2008, la Coupe du monde n'est qu'une préparation. On en connaît qui auraient peut-être dû méditer là-dessus. «Nous avons notre équipe, et même si elle perd c'est notre équipe, assume Simon Kuper, qui a pourtant un passeport anglais. Cette année, nous rentrerons peut-être à la maison à la fin du premier tour, mais nous rentrerons avec notre style. Nous n'avons même pas d'obligation de gagner. L'Allemagne doit gagner, le Brésil doit gagner et bien jouer. Nous nous devons juste attaquer !»
(1) Van Basten a tout de même sélectionné deux gamins noirs de l'Ajax, Babel et Maduro, 15 matchs en première division à eux deux, cette année.
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