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vendredi 31 mars 2006

Pourquoi le CPE est une ânerie

Voilà un argumentaire qui rejoint ceux des économistes que je connais ou que j'ai lus ces derniers temps. En dehors des arguments politiques (développés par ailleurs), ce sont les raisons poussant le premier ministre à imposer le CPE qui sont douteuses. Laissons un spécialiste éclairer nos lanternes:
1. les jeunes acceptent déjà des conditions de précarité que les moins jeunes refusent, étendre cette précarité à toute une catégorie d'âge est contre-productive
2. le CPE stigmatise une tranche d'âge et laisse entendre que les jeunes ne sont, par ailleurs, pas employables
3. le CPE généralise une précarité déjà trop présente, sans garantir une baisse du chômage
Bref, c'est du gloubiboulga néolibéral qui ne repose sur aucune réalité économique tangible et qui généralise la précarité sans s'attaquer aux vraies raisons du chômage des jeunes (inadéquation entre éducation et monde du travail, systématisation des postes sous-payés ou précaires, inadaptation du système chômage aux nouvelles règles de flexibilité...).

CPE : le vaccin qui tue ? par Olivier Favereau
LE MONDE 30.03.06
La pensée libérale a toujours utilisé la rhétorique des effets pervers pour critiquer les réformes sociales. L'idée que l'enfer est pavé de bonnes intentions a servi contre les institutions les plus emblématiques de l'Etat-providence : par exemple la protection des travailleurs, poussée trop loin, se retournerait contre l'emploi en décourageant les nouveaux recrutements.

Pour la première fois peut-être, avec le contrat première embauche (CPE), la rhétorique des effets pervers pourrait bien s'appliquer à une réforme libérale. En effet, il y a un risque élevé que le CPE aggrave, au lieu de le diminuer, le chômage des jeunes, contrairement aux intentions de ses promoteurs. Et ce pour deux raisons techniques, non encore mentionnées dans le débat public.
Voici la première. Admettons pour le moment qu'il y ait bien une catégorie spécifique et homogène sur le marché du travail appelée "jeunes de moins de 26 ans". On sait que le taux de chômage de cette catégorie d'âge est beaucoup plus élevé que celui de la tranche d'âge immédiatement suivante. L'erreur commence quand on en déduit immédiatement que les jeunes seraient moins employables que les autres.
Or que nous disent les statistiques sur la durée moyenne de chômage des "jeunes" ? Elle est significativement plus faible que celle de toutes les autres classes d'âge : trois mois de 20 à 24 ans, contre dix mois de 40 à 44 ans (ancienneté médiane de chômage, selon l'enquête emploi 2003). C'est-à-dire que les "jeunes", toutes choses égales par ailleurs, sortent du chômage, en moyenne, plus vite que les autres salariés. Autrement dit, ils ne sont pas moins employables, ils sont plus employables (toujours en acceptant de raisonner sur une moyenne). Comment est-ce compatible avec un chômage relativement plus important des jeunes ? La réponse est cachée dans l'autre variable composant le taux de chômage : à chaque période, les jeunes qui sortent en moyenne plus vite du chômage, sont, proportionnellement, encore plus nombreux à entrer en chômage. La réconciliation de ces deux constats tient en une seule expression : emplois précaires. Les jeunes passent plus souvent que les autres sur le marché du travail, parce qu'on leur propose et qu'ils acceptent, plus souvent que les autres, des emplois de courte durée.
Dans ces conditions, il faut faire preuve d'un optimisme scientifiquement infondé pour voir dans le CPE un remède miracle contre la précarité à l'origine du chômage des jeunes. Bien au contraire, le CPE rajoute, à une liste déjà bien fournie (CDD, intérim, contrats aidés, etc.), un nouveau facteur de rotation des emplois : le droit de licencier sans explication à tout moment pendant un délai maximum de vingt-quatre mois ! Cette façon de rechercher la flexibilité au niveau des jeunes risque de produire plus de précarité qu'elle n'en éliminera.
Mais il y a une deuxième raison de douter de l'efficacité du remède proposé. Tout ce qui précède suppose, comme le fait explicitement le CPE, que l'on doit mettre à part dans le fonctionnement du marché du travail les jeunes de moins de 26 ans : ceux-ci formeraient une catégorie statistique homogène. Or il n'en est rien. L'approche institutionnaliste du marché du travail nous a appris que le chômage est associé à une dynamique de sélection de salariés, et qu'il est concentré sur les actifs peu qualifiés, avant toute considération d'âge. Il conviendrait donc (au minimum) de distinguer, au sein des jeunes de moins de 26 ans, ceux qui sont peu ou pas qualifiés, ceux qui ont une qualification décalée par rapport aux demandes des entreprises et ceux qui sont très qualifiés. Leurs problèmes éventuels de chômage appelleraient chaque fois un traitement spécifique. Les promoteurs les plus avertis du CPE en conviendraient volontiers. Malheureusement, cela n'empêchera pas le CPE de produire son impact déstructurant. Cela passe par deux mécanismes bien connus.
Il y a d'abord un effet de signalement et de stigmatisation, qui confirme à tous les recruteurs qu'embaucher un jeune de moins de 26 ans est une opération tellement aventureuse qu'il faut des avantages exceptionnels pour la rendre économiquement rationnelle - en l'occurrence rien de moins qu'une suspension d'une partie du code du travail ! Il y a ensuite un effet de coordination et d'institutionnalisation : cette catégorie nouvelle, dans la mesure même de son succès, va s'intégrer aux pratiques de gestion des effectifs par les entreprises. Sur quelle base ?
La probabilité est élevée que ce soient les peu ou pas qualifiés qui déteignent sur les autres segments, plutôt que l'inverse : on verra des jeunes, qui auraient pu accéder à un CDI standard, devoir se contenter d'un CPE ; inversement on ne voit pas pourquoi la situation des jeunes les moins qualifiés tirerait un quelconque bénéfice de la dégradation du sort de leurs congénères mieux lotis. A nouveau, cette façon de concentrer la recherche de la flexibilité sur l'ensemble des jeunes risque de se révéler contre-productive, cette fois en créant de la précarité là où il n'y en avait pas. Certes le principe du vaccin consiste à inoculer le mal pour mieux s'en protéger. Ainsi (peut-être) de la flexibilité et de la précarité. Encore faut-il ne pas se tromper de dose.


Olivier Favereau, économiste, est professeur de sciences économiques à l'université Paris-X.
Lien: http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-756237,0.html