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mercredi 25 janvier 2006

Je reproduis ici un article trouvé sur le site de Libération. Il me semble très important pour comprendre un peu ce qui s'est passé dans les banlieues, et les critiques qui ont suivi...

«Parfois, brûler des voitures relève du politique»
Denis Merklen, sociologue et professeur à l'université Paris-VII, s'est exprimé mardi soir lors de la deuxième conférence sur le thème du «quartier populaire, espace de la protestation» • Voici des extraits de son intervention • par Jacky DURANDLIBERATION.FR : mercredi 25 janvier 2006 - 11:17

«Je voudrais expliciter mon point de vue à partir de l'expérience qu'a connue l'Argentine à partir des années 80. Il me semble que ce regard extérieur peut être utile pour la compréhension de ce qui s'est passé en France en novembre dernier. En Argentine, on a vu émerger de nouvelles classes populaires. Je vais utiliser ce terme comme on l'utilise en Amérique latine, c'est-à-dire comme une classe que l'on ne peut confondre avec la classe ouvrière. Il s'agit d'une classe qui a décroché du salariat, qui a mis au point de nouveaux modes d'action. On a vu apparaître une nouvelle «politicité» de ces classes populaires très tardivement reconnue par les institutions. En Argentine, on a mis vingt ans à voir du politique dans des actions comme des occupations terres agricoles, des barrages sur les routes. On a mis vingt ans à reconnaître ces actions comme le caractère politique des classes populaires.
L'hypothèse que je propose, c'est que la mobilisation de novembre en France a réuni des actes politiques. Parfois, brûler des voitures relève du politique tout comme qualifier celui qui le fait de «délinquant» constitue un acte de disqualification politique. Je m'inspire d'un texte sur l'histoire du socialisme électoral au XIXe siècle dans lequel Adam Przeworski parlait des votes de «paper stones» (pierres de papier) pour décrire le rapport entre l'acte politique de la rue et celui réalisé dans l'isoloir. Il y a des «messages de pierres» dans les feux de voitures survenus à l'automne en France.
Autre hypothèse, il n'y a pas eu de repli communautaire dans la révolte des jeunes en novembre. Ce ne sont pas les jeunes qui sont dans le repli communautaire mais les classes moyennes, les institutions. Les «messages de pierres» s'adressent aux politiques et font partie d'un échange conflictuel au sein de l'espace populaire. On a entendu parmi les jeunes des paroles comme «liberté, égalité, mais pas dans les cités» adressées à l'espace public national. Les jeunes ont voulu dire que la République s'arrête aux limites des quartiers. Mais on a également entendu des messages qui s'adressaient directement au monde populaire. Ces messages répondent à un besoin de construire des leaderships dans les quartiers.
Pourquoi les mouvements électoraux ne préviennent-ils pas de telles manifestations ? Comment la démocratie peut-elle être si peu utile au citoyen pour se défendre de la pauvreté ? On voit qu'il y a une fermeture du système institutionnel. Cela commence par le profil sociologique du personnel politique. Les partis recrutent leur personnel avec deux objectifs : gagner les élections et gouverner l'Etat. Cette fracture est aggravée par le clivage ethnique et national. Parmi les hommes politiques que l'on voit à la télévision, lesquels peuvent-ils dialoguer avec les classes populaires ? Les politiques ont délaissé leur rôle fondamental en laissant leur rôle social à l'Etat. Ils contribuent à la dépolitilisation des foules. Le clivage entre les partis politiques et les classes populaires fournit une raison du divorce entre les classes moyenne et populaire. Le social n'est plus populaire car le peuple de la rue ne vote pas.
Par le feu et la pierre, les classes populaires ont discuté, parlé à la télévision. Elles ont donné à voir en ce qu'elles sont, des personnes politiques.»
EHESS (amphithéâtre), 105 bd Raspail, 75006 Paris. Accueil à 19h45 pour début des séances à 20h. Sauf samedi à 10h.• «Paroles de pierre, images de feu» de Denis Merklen, dans la revue Mouvements n°43, janvier, février 2006.
Lien: http://www.liberation.fr/page.php?Article=353918